Editeur : La Salida n°30, octobre-novembre 2002
Auteur : Jean-Luc Thomas
Interview de Fernando Solanas, » Piazzolla, l’obsession de la lutte «
Le réalisateur argentin a demandé à Piazzolla de composer la musique de deux de ses films, Sur et Tango, l’exil de Gardel. Une collaboration aussi fructueuse qu’explosive dont rend compte son interview par Jean-Luc Thomas.
Fernando Solanas est réalisateur mais le cinéaste en lui continue de nourrir un rapport très intime à la musique, sa première vocation. Le jeune Solanas, au sein d’une famille qui l’aurait volontiers destiné à une carrière médicale ou industrielle, reçut à Buenos Aires l’enseignement pianistique du maître Vicente Scaramuza, s’attarda auprès de figures aussi réputées que Gilardi, Juan Carlos Paz… Il connut ce qu’il nomme toujours aujourd’hui » un moment privilégié de la vie musicale » classique et contemporaine dans la capitale argentine.
» Pino » (il abhorre ce surnom) Solanas fut professeur de piano, critique musical avant de découvrir la caméra, à l’époque où Piazzolla entrait en lutte avec ce que le réalisateur de » Tango, l’exil de Gardel » (1984), » Sur » (1988), appelle la » bureaucratisation du tango « , une progressive glaciation qui horripilait si fort celui qui disait écrire avant tout » la musique de Buenos Aires « .
Auteur d’un film-manifeste, » L’heure des brasiers » (1968, » La hora de los hornos « , titre original), Solanas avance toujours ce titre comme sa » carte d’identité » et se plaint de n’avoir aucune mémoire pour les quelques quarante chansons ou tangos qu’il a dispersés à travers son cinéma. » C’est terrible « , soupire-t-il, » je suis incapable d’en réciter deux vers… « . Mais, lorsqu’il s’agit d’évoquer sa collaboration avec Astor Piazzolla dans deux films majeurs, dont » L’exil de Gardel » qui reçut un César de la meilleure bande originale, les souvenirs affluent, le récit s’emballe. Et Piazzolla revit devant nous.
Solanas, homme de controverse affiché n’élude pas les frictions, ne cache pas non plus son admiration pour un personnage hors normes, dont il fut un supporteur » farouche » (sic) dès la création de l’Octeto Buenos Aires. Fin juin 2002, en marge d’une conférence au Forum des Images à Paris et en compagnie de notre confrère et ami Laurent Valero, de » France Musiques « , nous écoutions la Passion-Piazzolla de Fernando Solanas.
Quelle fut votre relation de travail avec Astor Piazzolla pour » Tango, l’exil de Gardel » ?
On a discuté très longtemps : nos points de vue étaient très opposés sur tout. Ainsi, il pensait, comme Borges, que la démocratie était une pénurie, je défendais exactement le contraire. On sentait chez lui une pensée de droite et beaucoup de mes amis exilés ne comprenaient pas à l’époque (1983-84) que je veuille lui confier la musique de mon film. Mais je lui disais : « je fais un grand film sur le tango, tu DOIS écrire la musique » . Pour moi, c’était simple : il était le plus grand musicien argentin du siècle, voilà. Notre Bartok, notre Gershwin, notre Manuel de Falla… Immortel, la musique immortelle de la ville de Buenos Aires, qui restera. Plus que celle de Ginastera. Je lui répétais : « Astor, tu ne peux pas rater ça, malgré notre différence. C’est un film sur la création, l’amour de la patrie et la relation entre l’Argentine et la France. (…) Astor, tu dois faire ce film ! ». Un jour, nous avons bataillé cinquante minutes par téléphone, j’ai payé une note gigantesque. Il avait déjà composé pour Bellochio, et aussi une musique pour un film horrible de mon ami Murua. Je lui ai dit : « écoute, tu as déjà fait tout ça, tu ne vas pas refuser ce projet ». Je lui expliquais que j’avais des appuis, une co-production avec la France, il a compris que le film pouvait être très bon, et il a finalement accepté. A sa façon, compulsive : « je n’ai pas le temps, faisons vite… ». Plein de rage, passionnel comme à son habitude. Il me dit : « je te donne une opportunité, je serai à Paris à telle date, tu viens à l’hôtel ». On s’est rencontrés dans un petit hôtel près du Châtelet. Il voulait voir le scénario… « Tu veux savoir quoi ? Si c’est trop politique pour toi ? Bon, je te le donne ». Mais je ne voulais surtout pas qu’il compose d’après le scénario car j’estime que ce sont les pires musiques du monde. A l’américaine. Et s’il y a une chose que je déteste, c’est le cinéma américain qui, à l’exception de quelques grands auteurs, n’est que du comics au cinéma. Je trouve absolument ridicule, romantique décadent, imbécile absolu leur façon d’utiliser la musique. J’ai donc dit à Astor : « je veux que tu composes douze, treize thèmes, et voilà la liste». Lui : « mais c’est quoi, ça ? ». Je l’ai rassuré : « Non, non, ne t’inquiètes pas, chaque thème doit durer deux à quatre minutes, pour le reste, je m’arrange. Par exemple : un thème très vivant, dans l’esprit de son époque, Decarissimo. Etc.. .
Vous saviez exactement quoi lui demander ?
Oui, mais je n’avais pas tourné le film. Tout simplement parce que j’avais besoin de la musique pour pouvoir travailler sur les chorégraphies. Je devais donc avoir la musique avant. Il a pigé, m’a réclamé un piano pour déménager dans un hôtel près de La Madeleine. Je lui ai fait parvenir un petit piano droit. Il m’a dit : « Dans une semaine, tu viens me voir ». Le sixième jour, c’est lui qui m’a appelé : « – J’ai fini ! » « – Déjà ? » « – Oui ». Le caractère obsessionnel de Piazzolla, toujours la même obsession : être dix minutes en avance. Enregistrer une fois magnifiquement mais faire trois prises de plus parce que ce serait meilleur. Obsessionnel, toujours. La même obsession qui pouvait l’animer pour faire la sauce tomate des pâtes. Il cuisinait magnifiquement mais vous détruisait la cuisine. Il venait, accompagné de sa femme, avec les sacs de son marché et vous ruinait quarante casseroles. Excellent, à l’italienne, mais une demi-journée de nettoyage. La même obsession qui lui faisait aussi passer six ou huit heures à la pêche derrière un requin pour le fatiguer. L’obsession de la lutte : la lutte pour composer, pour faire la sauce ou crever un requin… «
La démarche a t-elle été la même avec la musique de Sur ?
Non, mais attendez… J’avais besoin de la musique vite, à cause des chorégraphies. Où enregistrer ? Vite, vite l’agenda : le 4 novembre. A Bruxelles. « J’y serai en tournée avec le quintette», me dit-il. « C’est à prendre ou à laisser (…) j’ai une journée de libre jusqu’à six heures où je prends un avion pour Vienne ». On allait enregistrer quarante minutes de musique en huit heures de studio ? « Oui, oui », s’enflammait-il, « pas de problème, la salle est excellente ». Je suis arrivé à Bruxelles la veille, dans un brouillard horrible. J’ai assisté au concert. A minuit, Astor discutait encore avec ses spectateurs. Il a voulu dîner avec trois ou quatre de ses musiciens, je l’ai raccompagné à l’hôtel à quatre heures. Il voulait que je revienne le chercher à sept heures et quart. Je suis arrivé à vingt. Il était déjà remonté dans sa chambre pour m’appeler parce que j’étais en retard. A huit heures, il commençait à enregistrer cette exception que j’avais obtenue de lui : un solo de bandonéon, Volver et El día que me quieras… Il a continué, n’a pas mangé, a commencé à mixer la musique à quatre heures de l’après-midi. Je ne l’ai plus revu jusqu’à la sortie du film. Il était le premier dans la salle de projection, le chronomètre à la main pour voir combien j’avais rabioté de musique. Un flic, un grand flic, Astor ! (rire). On est resté pendant trois projections ensemble : ravis, ravis, ravis… (sa voix se couvre, s’éteint…)
Et Sur ?
Si L’exil de Gardel est un film construit sur la chorégraphie, Sur en est le contre-film, l’évocation d’un exil intérieur, à Buenos Aires. Et c’est la chanson qui domine. J’ai bâti le film avec un collier de tangos chantés, les plus beaux à mes yeux : Cristal, de Mariano Mores, deux tangos de Exposito, mais Astor ne voulait pas de ça. J’ai dû le convaincre d’intégrer sa création musicale au sein de cet ensemble… Il n’était pas tout à fait convaincu. Je lui ai demandé une chanson pour la fin du film, pour aller de Sur, l’ouverture, à Vuelvo al sur, la fin et le retour. Il a enregistré six ou sept heures et puis, il est parti à Punta del Este en me disant : « Ecris une chanson avec n’importe quelle partie de cette musique ». J’ai pris la partie B d’un thème formidable : ti-la-la… (il fredonne). J’ai écrit un poème et la raison pour laquelle c’est la toujours la même phrase qui revient, c’est parce que je n’ai exploité que cette partie B, que Goyeneche chante au-dessus du bandonéon de Marconi. Ce n’est pas un playback, c’est un autre morceau de musique. Voilà Vuelvo al sur « .
Propos recueillis par Jean-Luc Thomas
Auteur de » Chemins de tango » (Atlantica, 1998), » Footango » et » L’année prochaine à Buenos Aires » (Atlantica)