La Havane, Vendredi 24 juin 2011
Je poursuis aujourd’hui mes entretiens avec les fondateurs de la Rueda de Casino en compagnie de Luis Apaulaza, surnommé « Doble S ». J’ai beaucoup apprécié la vitalité, le verdeur et l’humour avec laquelle Luis a déroulé le fil de ses souvenirs. Et encore, je ne vous dis pas tout, il y a des « off ». On ne faisait pas que danser dans les Ruedas de Casino des années 1960…
Mon nom est Luis Apualaza Camargo, j’ai 64 ans. Je suis stomatologue. Je vais parler de mon expérience de fondateur de la Rueda de Casino. J’ai commencé à danser très jeune : tout enfant, vers 8-9 ans, je connaissais déjà quelques pas de danse. Puis, j’ai fréquenté le Casino Deportivo quand j’avais 12-13 ans. C’était un cercle très select de jeunes blancs. En 1960, après la révolution, on l’a renommé « Cercle Social Cristino Najanro » et on l’a ouvert à tout le monde.
Au début des années 1960, je suis est arrivé au (Cercle Social) Patricio Lumumba, où se trouve une très grande piste de danse (photo ci-contre). Il y avait là plusieurs ruedas, celle de Omar « Pata de Cloche », celle de Juan « El Abualito », celle de Rosendo Gonzales, celle de Frank el Viejo, celle de Pablo Esposito, celle de El Oso. Les bons danseurs allaient dans la Rueda de Frank el Viejo ou de Rosendo, de Juanito. Ce n’était pas institutionnalisé, on pouvait aller d’une rueda à l’autre. La rueda de Rosendo était la plus exigeante, c’était celle qui rassemblait les meilleurs danseurs. La Rueda de El Oso était plutôt fréquentée par les débutants, les nouveaux venus, souvent des boursiers de province. Elle a parfois compté jusqu’à 100 couples. J’aimais beaucoup aller dans la Rueda de Rosendo, mais je dansais aussi dans celle de Juanito, et un peu dans celle de Pablo Esposito.
La plupart des bons danseurs avaient un surnom. El Oso a été surnommé ainsi parce qu’un jour il a fait sortir de manière un peu brutale de sa Rueda une danseuse qui d’était trompée. Alors elle a dit « Mais tu es une brute, toi, ne fais donc pas l’ours comme ça ». Et le surnom lui est resté. Je m’en souviens car j’aimais bien m’approcher de la Rueda d’El Oso. Il y avait plein de jolies filles, des boursières de province, et on essayait de temps en temps d’en pêcher une. Omarito s’appelait « Pata de cloche » car il faisait très bien les « floreos », de petites improvisations rythmiques avec les pieds qui accompagnaient les figures. Il y avait troisJuanitos : Juanito « Carambo », Juanito « Reverbere » et Juanito « El Abuelito», alias Juan Gomez. Ce dernier était surnommé ainsi car il a toujours eu une touffe de cheveux blancs sur la tempe. Pablo Esposito était surnommé « Potage ». Un autre s’appelait « Manzana » car il était rond comme une pomme. Il y avait aussi « Los carabinas », deux frères de Guanabacoa, un grand mince et un petit gros ; et puis El Poyero, Patato, el Tinge, el Bombito. Moi, on me surnommait « Doble S », pour une raison que je t’expliquerai plus tard. Beaucoup ont fait par la suite de belles carrières professionnelles.
Nous avions 14 ou 15 ans. Nous avions besoin de danser comme de respirer. Nous ne dansions pas, c’est comme si l’oxygène nous manquait. Nous allions tous les dimanches au Patricio Lumumba entre 5 et 8 heures, il y avait les orchestres Rumbavana, Los Hermanos Izquerdo, le Conjunto Casino. Quand la matinée se terminait au Patricio Lumumba, nous allions dans d’autres lieux comme la Costa de Cojimar, ou El parque de Guanao. Il y avait aussi le fameux Rio Cristal et Parque Maceo.
Tout le monde voulait venir dans la Rueda de Rosendo (photo ci-jointe avec sa premiere femme Baby) . Mais alors, il disait : « Attends, je vais te nettoyer ça ». Il accélérait alors le rythme des pasitos, de son « chant » pour que les gens se trompent et soient obligés de partir. « Derecho izquierda », « Dame », « Dame dos »,"Bota", "Bota por atrás", "Pasea por abajo", "Paseo por ariba", "Paseo por atrás", etc. Il accumulait les figures difficiles, les mélangeait. Les gens se trompaient et devaient partir. Alors, la Rueda se vidait et il ne restait que les bons danseurs.
Nous faisions aussi des « Ruedas dobles » : trois ou quatre couples au centre, souvent les danseurs les plus expérimentés, et six ou sept couples à l’extérieur. Quand on faisait une figure, par exemple Derecha Izquiera, ceux de l’intérieur faisaient d’abord Derecha et ceux de l’extérieur Izquierda. Chacun des cercles faisait ainsi des choses différentes, comme en miroir. Et on retombait après sur le temps juste. C’était très joli.
Puis j’ai fait mon service social, je me suis marié, j’ai commencé à travailler. Nous nous sommes perdus de vue. Heureusement, vers 2004, Juan Gomez (photo ci-contre avec Luis et Maria Antonia) a eu l’idée de nous réunir, nous les fondateurs. Nous nous sommes retrouvés à Casa Bianca, puis à la Casa de la Amistad, puis au Select de Miramar, enfin au restaurant 1830.
Nous avons créé un cercle, qui n’a pas encore un statut d’association, mais pourrait le devenir. Nous avons participé à des programmes de télévision, comme Bailar Casino, où les fondateurs étaient membres du jury. Nous devons beaucoup au groupe Moncada qui nous a beaucoup aidés spontanément, en jouant, en amenant du public. L’orchestre d’Adalberto Alvarez, ou encore Los Hermanos Santos, ont aussi beaucoup contribué à cette renaissance du Casino.
Le Casino, comme d’autres danses, a évolué et les jeunes ont ajouté des choses nouvelles, mais nous voulons respecter la tradition des années 1960. Nous ne faisons pas d’acrobaties comme aujourd’hui dans la Salsa. Celle-ci inclut le Casino, mais l’inverse n’est pas vrai.
Dans la Salsa, tu peux innover, mais le Casino, il y des règles. Il faut respecter ces règles, sinon dans les concours on est éliminé. Je fais des figures de Salsa quand je danse en couple, mais dans la Rueda de Casino, je respecte la tradition (photo ci-contre, soiree au Restaurant 1830).
Nous cherchons le style, l’élégance. Par exemple, nous prenons la main par le haut, en tenant délicatement les doigts de la cavalière. Nous n’avons pas la plasticité des jeunes dans les ruedas actuelles, mais nous dansons avec élégance, à notre façon traditionnelle (photo ci-contre, Rueda de los Fundadores). Grâce à la danse, nous gardons une bonne condition physique malgré l’âge. Je suis bien content de voir les jeunes danser, de les voir remplir la piste, de constater que le Casino est resté une danse très populaire.
Propos recueillis par Fabrice Hatem