La Havane, Lundi 20 juin 2011
Il y quelque chose de miraculeux dans la manière dont le talent musical semble surgir à Cuba – et notamment dans sa capitale orientale, Santiago -, de partout et de nulle part, avec une prédilection apparente pour les quartiers les plus marginaux et les familles les plus déshéritées. Mais il y a aussi quelque chose de tragique dans fait que ce pays si riche en talents ait parfois tant de mal à faire vivre décemment ses artistes.
L’existence du grand trovadore Sindo Garay constitue sans doute l’une des meilleures illustrations de ce paradoxe. Mais sa vie de saltimbanque d’une extraordinaire longévité – il est mort en 1968 à 101 ans – nous permet aussi de parcourir toute l’histoire cubaine contemporaine, à laquelle il a été étroitement associé. Le livre de Carmela de Leon, Sindo Garay, Memorias de un trovadore, nous fait découvrir avec bonheur ce parcours hors du commun.
La musique est un art dans lequel nous savons que le talent peut se manifester très jeune. Qui n’a en mémoire l’image d’Epinal du petit Mozart jouant à six ans du clavecin devant la cour de Versailles éblouie ? Mais enfin, Mozart tout de même, été tout de suite été pris en mains par son père. Avec Sindo Garay, nous trouvons l’exemple peut-être unique d’un musicien chez lequel un génie inventif, capable de maîtriser des formes musicales et des harmonies complexes, surgit spontanément, de manière immédiate, à partir de rien.
La scène se passe en au début des années 1870, à Santiago de Cuba, où est né Sindo Garay. Le grand trovadore Pepe Sanchez est un ami de la famille Garay, par ailleurs de milieu très modeste. Il vient souvent leur rendre visite et leur a laissé un matin sa guitare. Fasciné par l’instrument, le petitSindo Garay s’en saisit et parvient péniblement, avec ses tous petits doigts – il a six ans – à en tirer un accord, puis un autre. Sa mère se fâche, lui enlève la guitare. Sindo va en cachette la récupérer dans sa chambre de ses parents. Il continue à jouer, dans un coin, le reste de journée. Le soir, Pepe Sanchez arrive, demande sa guitare. On la cherche, on trouve le gamin en train de jouer l’instrument prohibé. Les parents vont se fâcher, mais Pepe Sanchez les arrête, écoute le petit… Decouverte incroyable !! Il sait déjà assez bien jouer de la guitare… il a appris en un jour ! Et très vite, il va commencer à jouer, dans les rues,les cafés, à composer des centaines de chansons aux harmonies souvent très recherchés, lui qui ne sait même pas lire une partition. Puis, un peu plus tard, il en écrira ainsi les paroles, des paroles souvent d’une merveilleuse poésie populaire, lui qui n’a jamais appris à lire à l’école[1]….
Un exemple de ces compositions spontanées, où l’aile mystérieuse du génie touche le front du musicien ? Sindo aime bien les femmes, il fréquente tous les lieux où l’on peut en trouver beaucoup : internat, orphelinat… et d’autres beaucoup moins recommandables où il se produit souvent. Un jour de 1912, il joue dans un parc de Santiago, devant les jeunes filles d’un internat. L’une d’entre elles lui demande de composer une chanson pour elle. Il s’exécute presque dans l’instant. Ce sera La perla marina, un de plus beau joyaux de la trova cubaine. Un peu plus tard, en 1914, à la Havane, cette fois, c’est belle prostituée qui lui fait la même demande. Il écrit pour elle Meretriz numero 2. Sindo a aussi beaucoup d’amis chez lesquels, voyageur infatigable et impécunieux sans-logis, il dort souvent. Un jour, en 1918 il se réveille ainsi Bayamo, chez un hôte de passage, en face d’une magnifique forêt. La chanson La mujer bayamesa, un de ses plus grands chefs d’œuvres, naît instantanément de l’émotion qu’il ressent à ce spectacle.
Très jeune, Sindo Garay va être étroitement impliqué dans l’histoire de son pays. Sa famille est profondément indépendantiste. Son père fait de lui un agent de liaison avec les révolutionnaires mambistes. Alors qu’il n’a même pas 15 ans, ce gringalet, haut de moins un mètre soixante,va traverser 14 fois la baie de Santiago à la nage pour livrer des documents secrets aux chefs de la rébellion anti-espagnole. Plus tard, alors qu’il s’est exilé dans une misérable bourgade de la frontière entre Saint-Domingue et Haiti, Dabajon, il voit un soir arriver chez la femme qui lui a donné l’hospitalité, le grand poète José Marti en personne, deux mois seulement avant le débarquement insurrectionnel qui conduira celui-ci à une mort héroïque.
Toute sa vie – et c’est aussi un aspect important de son œuvre – Sindo Garay ressentira douloureusement la situation d’injustice, d’oppression et de domination étrangère dans laquelle est plongée son pays. Et ce sentiment de révolte donnera naissance à quelques-unes de ses plus belles chansons, comme Tratajo de paz ou No se puede Vivir asi. S’identifiant de manière instinctive, viscérale, à la souffrance des peuples opprimés, Garay donnera à tous ses enfants des noms indiens – Gaurionex, Hatuey, Guarina – et ce malgré l’hostilité des autorités ecclésiastiques à ces choix incongrus pour l’époque.
Mais il faut vivre, et la famille de Garay est très pauvre. Sindo commence à jouer dans les cafés de Santiago puis des environs. Voyageur infatigable, il va vivre quelques temps à Saint-Domingue, se marie, revient à Santiago. Quelques années plus tard, il part pour la Havane où il fait venir sa famille, mais vit très difficilement de son art malgré les nombreuses amitiés que lui suscite son talent. Pendant des années, il navigue ainsi entre les deux villes, en général sans un sous en poche, semant et dispersant son œuvres à tous les vents. Pensez qu’une grande partie de ses chansons, créées et interprétées dans l’instant, non seulement ne furent jamais inscrites au registre des droits d’auteur, mais encore, ne furent jamais mises par écrit ni enregistrées, et sont donc à jamais perdues !!! Il est un moment le protégé d’un proxénète notoire des bas-fonds de la Havane, qui adore sa musique. Mais sa femme, après lui avoir donné cinq enfants, se lasse un jour de son instabilité, de ses frasques et de son incorrigible attitude de bohème, et le quitte avec les deux plus petits pour retourner à Saint- Domingue.
Commence alors pour Garay une invraisemblable errance de Saltimbanque à travers Cuba. Il connaît non seulement la musique, mais aussi l’acrobatie, qu’il a apprise très jeune avec des artistes de cirque. Avec ses trois aînés, auxquels il a appris à chanter, il va de produire dans les villages les plus reculés de l’île, devant un public de paysans illettrés. Son principal spectacle s’appelle Le phonogramme humain. La tête de ses enfants apparaît dans un morceau de carton percé d’un trou. Ils chantent et font des grimaces. Derrière le carton, Garay joue de la guitare. Pour dormir, il faut demander l’hospitalité de l’un des membres du public. Parfois la famille Garay se produit seule. D’autres fois, elle intègre l’un des petits cirques ambulants qui parcourent à l’époque les campagnes de Cuba. Ces années d’errance, ou Garay découvre ainsi Cuba dans ses moindres recoins, sont aussi celles de la plus grande fécondité créatrice du génial trovadore. Le vol du carnet où il notait ses chansons privera malheureusement à jamais la postérité de nombreux chefs-d’œuvre.
Economiquement, la vie de Garay se déroule presque entièrement – si l’on excepte les toutes dernières années, celles de la reconnaissance publique et des émissions de radio – sous le signe de la très grande pauvreté, voire de la misère. Parfois, il n’y a pas du tout de travail, et Sindo et ses enfants doivent vendre jusqu’à leurs vêtements pour pouvoir manger. D’autres fois, la paye ou la recette sont absolument misérables, et il faut se contenter d’un infâme brouet de farine bouillie en guise de diner. Quant au logement !!! Une fois, on dort dans l’étable d’une ferme, une autre fois dans une bicoque au fond d’un cimetière. Quand Garay s’installe en ville, il a beaucoup de mal à trouver un propriétaire assez fou pour louer son bien à un saltimbanque misérable accompagné de sa marmaille. Alors au mieux, on vit dans un taudis infect dont le désordre et la saleté ne sont même pas adoucis par une présence féminine[2]. Et parfois, Garay, à défaut de trouver un toit, doit se résoudre à accepter l’hospitalité d’un voisin ou d’une amie à qui on abandonne parfois quelques temps ses enfants- pendant vingt ans dans le cas de sa fille Guarina.
Et quand, passé la soixantaine, Garay commence à trouver, non pas des sources régulières de revenus – ce ne fut jamais le cas – mais de soudains apports de trésorerie, liés à son activité radiophonique ou à la générosité de l’un de ses nombreux admirateurs, il dépense immédiatement cet argent, se retrouvant aussi démuni qu’auparavant, une fois tarie cette source provisoire de numéraire.
Mais, artiste génial, Sindo Garay navigue aussi sans cesse, sans transition, de la misère la plus noire à la reconnaissance la plus éclatante de son talent. Un jour, àCienfuegos, en 1920, il n’a pas de quoi payer sa note d’hôtel -par ailleurs un infect taudis. Le grand chanteur italien Caruso se produit dans la ville et Garay rêve de l’entendre. En se promenant dans un parc, Garay et ses enfants tombent, par hasard, sur un billet de 20 pesos. Que fait-on avec l’argent ? On paye la note d’hôtel ? Non. On le quitte en douce, en passant par la fenêtre,et on rentre au théâtre pour assister à la représentation de Caruso. Sans savoir trop comment, Sindo se retrouve un peu plus tard avec sa guitare dans la loge du chanteur, et joue la troupe réunie, qui séduite, veut l’emmener en Italie…
J’achève là cette passionnante histoire qui se termine heureusement plutôt bien – Sindo Garay finit paisiblement ses jours entouré du respect général, dans une belle maison offerte par le gouvernement de Fidel Castro[3]. Lisez l’ouvrage si vous le pouvez. Le sujet est passionnant. L’auteur(rice) en est visiblement amoureuse malgré la différence d’âge. Elle l’a suivi pendant des années et recueilli de sa bouche même une somme énorme d’informations et de documents de première main. En plus c’est très bien écrit. Mais il faut dire que la vie de Sindo se prête si bien à l’écriture romanesque et poétique !!!
Carmela de Leon, Sindo Garay, Memorias de un trovador, Editorial Oriente, 1990, edoriente@cultstgo.cult.cu, www.cubaliteraria.com
[1]L’anecdote de l’apprentissage de la lecture par Garay est extraordinaire. A seize ans, sa petite amie lui envoie une lettre d’amour. Il ne sait pas la lire, à la grande tristesse de sa mère, car il a toujours fui l’école. Alors, il recopie l’alphabet sur un bout de papier, et, mine de rien, va dans la rue demander, comme un jeu, a signification de chaque signe à un ami ou à un passant – il a trop honte d’avoue carrément qu’il ne sait pas lire. Au bout de quelques jours d’efforts, il sait tout l’alphabet et parvient à déchiffrer la lettre de son amie et à lui répondre. Il a appris à lire – tout seul et en cachette.
[2] Ce que Garay ne dit pas dans ses mémoires, mais que l’on devine en filigrane à la lecture du livre, c’est que ce génie devait être à peu près insupportable dans la vie quotidienne ; instable, bohème, cœur d’artichaut, panier percé, noctambule impénitent, désordonné… sinon comment expliquer que lui, le poète si aimé de tant de jolies femmes, ait été abandonné par sa femme légitime, après que celle-ci lui ait donné cinq enfants, et n’en n’ait jamais trouvé une autre pour la remplacer ?
[3] Celui-ci apparaît un peu trop, au fil des pages, comme le messie politique libérateur attendu toute sa vie par Garay. On a un peu trop l’impression que la structure de l’ouvrage est conçue de manière à faire apparaître l’avènement du régime Castriste comme un happy end à la fois pour Cuba et pour SindoGaray. Cela fait peser une suspicion désagréable d’instrumentalisation sur un livre par ailleurs excellent.