Jeudi 17 septembre 2010, Santiago de Cuba
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Chère Mireille,
J’ai aujourd’hui vécu, coup sur coup, deux rencontres avec des artistes cubains qui m’ont profondément ému. Elles ont eu lieu toutes les deux au même endroit : la Casa de la Trova de Santiago de Cuba, dont je t’ai déjà parlé dans de précédents articles.
La première a eu lieu en début d’après-midi. Passant devant ce lieu merveilleux, où ont lieu tous les jours plusieurs concerts, souvent dansant, de très grande qualité, j’ai pénétré à tout hasard dans la grande salle du rez-de-chaussée pour voir s’il s’y passait quelque chose. Quatre personnes étaient réunies là, assises le long d’un mur : un vieux guitariste, une vieille chanteuse, et deux personnes qui les écoutaient.
A vrai dire, ils étaient déjà là deux heures plus tôt, et la chanteuse m’avait fait des signes amicaux. Je n’avais pas répondu alors, craignant d’avoir affaire à de quelconques enquiquineurs et préférant aller perdre mon temps – et mon argent – devant l’ordinateur d’un hôtel de luxe tout proche et sa coûteuse connexion internet.
Quel imbécile !!!
En m’approchant de ce couple de vieux musiciens inconnus, je fus immédiatement bouleversé par la beauté de leur interprétation : elle avec sa voix enthousiaste et claire, à peine ébréchée par l’âge, qui faisait si bien ressentir le romantisme des chansons de boléro ; lui, avec ses énergiques et chaleureux solos de guitare à faire chavirer le cœur le plus endurci. Leur musique me projeta instantanément, en rêve, dans le patio d’une maison coloniale du siècle passé, où, le cœur battant, je déclarais mon amour, par une chaude soirée d’été, à une belle indifférente.
Et ces excellents artistes chantaient pour nous trois, non comme pour un public anonyme, mais comme pour de vieux amis, avec lesquels ils échangeaient des regards de connivence. Nous chantions, reprenions les parties de choeur et battions le rythme pour les accompagner. Entre deux chansons, ils nous parlaient d’eux, de leur vie, demandaient des nouvelles de notre pays, de notre famille. De temps en temps, le guitariste passait son instrument à l’un de ses auditeurs, pour qu’il nous interprète, à son tour, une chanson.
Leur nom : Los Cubanitos. Ils sont mariés depuis 40 ans. Lui, Feliberto Nuñez, a une étrange ressemblance avec Eliades Ochoa. Il a commencé sa vie comme travailleur agricole dans les champs de canne à sucre. Et puis, un jour, las d`être exploité et maltraité par les policiers de Fulgencio Batista, il a rejoint les Barbudos de Fidel Castro et combattu avec le Che. C’est elle, Caritad Sabari, qui lui a appris à lire. Et depuis, ils chantent ensemble la chanson populaire cubaine traditionnelle : Son, Guariras et surtout Boléros.
Entre deux chansons, ils nous parlaient de cette musique : les compositeurs, les circonstances de la création de tel ou tel thème… Feliberto s’aidait pour cela des tableaux accrochés derrière lui au mur. A chaque chanson, il nous désignait la toile représentant son auteur : Miguel Matamoros, Arturo Monzon, Sindo Garay… Et cette poésie, soudain, prenait pour nous une vie inattendue, faite des espoirs, des joies ou des déceptions de celui qui l’avait écrite, tandis que la galerie des portraits, elle aussi semblait magiquement s’animer à l’évocation de ces souvenirs. J’appris ainsi, par exemple, que la chanson Macusa avait été écrite par Compay Segundo pour une femme dont il avait été très amoureux pendant sa jeunesse, et qu’il retrouva dix ans plus tard, mariée et mère de plusieurs enfants.
Je restais ainsi près de deux heures à les écouter chanter, évoquer leurs souvenirs qui bien souvent se confondaient avec l’histoire du Cuba contemporain, et parler avec amour de cette musique cubaine traditionnelle, qu’ils connaissent sur le bout des doigts.
Et toute cette richesse de talent, de chaleur humaine et de connaissances était offerte pour le prix d’entrée d’un peso convertible, dûment réglé par deux spectateurs payants…
J’en aurais pleuré. En fait… je crois bien que j’en ai pleuré.
Ce que je ne savais pas encore, c’est que j’allais vivre un autre moment tout aussi intense, quoique très différent par ses protagonistes, quelques heures plus tard, dans le même endroit magique.
Mais cela, je te le raconterai demain.
Fabrice Hatem