Editeur : La Salida n°17
Auteur : Fabrice Hatem (entretien avec José Pons)
« Il faut que les créateurs puissent défendre leur droits »
José Pons a quitté l’Argentine pour la France à 11 ans. Hanté toute sa vie par la nostalgie de son pays d’origine, il a trouvé dans l’amitié des artistes argentins que magnifique consolation. Son appartement de la Montagne Sainte Geneviève, qui a vu défiler tant de grands musiciens et poètes, est un véritable musée du tango en France. Ami personnel d’Astor Piazzolla, D’Horacio Ferrer, D’Atahualpa Yupanqui, représentant de la Sadaic (la Sacem argentine) dans notre pays, il est également président de l’académie du tango en France. Il a à ce titre invité de nombreuses personnalités, comme José Gobello, Horacio Ferrer, Hector Negro Il nous livre ses réflexions sur le rapport des artistes de tango à l’argent et sur la question de la protection des droits d’auteurs.
Comment est née l’idée de représenter la Sadaic à l’étranger ?
Les créateurs ont toujours été des idéalistes, notamment en Argentine où la générosité est naturelle ; Astor Piazzolla, par exemple, ne s’offusqua pas qu‘un compositeur français de ses amis se soit fortement inspiré de l’un de ses thèmes pour composer « Love story ». Mais ils ont du aussi autrefois défendre leurs droits face à des éditeurs indélicats. En effet, les éditeurs argentins du tango ont souvent, dans le passé, détourné une partie des droits en plaquant sur les musiques des traductions ineptes ou de mauvais arrangements, en les signant sous des noms d’emprunt. Par exemple, Astor Piazzolla s’était ainsi fait piéger par l’un de ses éditeurs italiens qui a profité de sa confiance pour s’approprier, par diverses manipulations, 83 % des droits sur une œuvre, ne laissant que 17 % au compositeur. Aujourd’hui, ce sont de grandes multinationales qui, après avoir racheté les maisons d’édition, cherchent à modifier la répartition des droits au détriment des compositeurs.
Quant aux musiciens, il leur arrive « d’omettre » dans leurs feuilles d’exécution des morceaux effectivement interprété pendant le concert. A l’inverse, certains artistes ont parfois cédé à des éditeurs étrangers des droits d’exclusivité appartenant à leurs homologues argentins ; d’où des conflits difficiles à régler.
Que pensez-vous des versions et des arrangements ?
Il est vrai que la version étrangère d’une oeuvre argentine apporte dans certains cas une véritable plus-value artistique ; comme lorsque Michel Rivgauche a écrit ce chef d’œuvre qu’est « La Foule » pour Edith Piaf sur la musique de « Que nadie sepa mi sufrir » de Cabral. En Argentine même, les arrangeurs des années 1940 et tout particulièrement Argentino Galvan et Astor Piazzolla, qui ont écrit de superbes arrangements sur Troilo, ont fait progresser l’interprétation du tango qui jusque là se faisait « à la parilla » c’est-à-dire de manière un peu improvisée. Autre exemple : le succès de El Choclo s’est amplifié lorsque Discépolo écrivit en 947 un texte superbe qui a quelque peu éclipsé ceux, antérieurs, de Villoldo et de Maranbio Catan. Mais cela a provoqué des conflits pour l’attribution des droits d’auteures, que Canaro, à l’époque président de la Sadaic, a réglé par un partage entre les uns et les autres. Aujourd’hui, il existe des comités examen chargés d’établir la distinction parfois délicate entre plagiat pur et simple, restitution involontaire de mélodies entendues, et arrangements apportant un supplément d’âme aux œuvres existantes.
On a parfois reproché à Canaro son goût pour l’argent ?
Francisco Canaro a été un excellent artiste et un entrepreneur doté d’un sens populaire du tango, que l’on peut opposer en cela à un Julio de Caro à la musique plus savante. La simplicité de son style lui a parfois valu les critiques des autres musiciens ; Piazzolla, par exemple, disait, Canaro croit que le tango s’écrit en trois temps : 1, 2 et 3 ». Mais, come d’Arienzo, il a aussi réussi, dans les années 1930 et 1940 , à faire revenir la jeunesse portègne vers les bals tango, et à sauver cette musique alors concurrencée par les boléros mexicains et par les rythmes nord-américans. Il faut comprendre que les droits des ces artistes idéalistes étaient, à l’époque, très mal protégés contre les éditeurs ou des plagiaires indélicats. C’est cela qui a obligé Canaro à se préoccuper du côté financier, pour préserver les revenus qu’il pouvait légitimement tirer de ses succès.
Que dit la littérature tanguera de l’argent ?
En général, l’argent n’est pas bien apprécié. Il est considéré comme l’ennemi, le Corrupteur de cet art majeur qu’est la tango. Horacio Ferrer m’a récemment lu, au cours de mon voyage de juin dernier en Argentine, un magnifique poème, « La Guita », équivalent moderne du Cambalache de Discépolo, qui traite de ce thème.
Pouvez -vous citer une anecdote illustrant ce désintéressement des artistes ?
Atahualpa Yupanqui, à l’époque militant communiste, arrive à paris en 1954. Un soir, Paul Eluard lui dit « amène ta guitare, j’ai une surprise pour toi ». En effet, vers minuit, apparaît Edith Piaf, qui après l’avoir écouté, s’enthousiasme et lui dit : « viens demain l’Athénée vers 8 heures ». Ce soir-là, elle donna son récital en première partie, puis dit à son public : « ce soir, je vais laisser fermer le spectacle à Atatahualpa Yupanqui, qui est un grand artiste argentin que vous aimerez autant que moi ». Alors qu’elle le raccompagne avec son chauffeur, voyant l’hôtel plus que modeste où il vivait, elle lui dit : « je te laisse tout mon cachet de ce soir, tu en as plus besoin que mo ».
Propos recueillis par Fabrice Hatem
Le cas Francisco Canaro
Né dans une famille très pauvres d’immigrants italiens, mort dans opulence grâce au tango, Francisco Canaro (1888-1964) illustres les paradoxes du rapport entre argent et création artistique. Ses détracteurs (et notamment l’un de ses principaux biographes, Francisco Raphael Jimenez) lui reprochent son arrivisme, son avidité pour l’argent, son obséquiosité avec ses riches clients contrastant avec la dureté, voire la violence verbale dont il pouvait faire preuve avec ses musiciens, et qui lui valurent le surnom de « kayser ». A cela s’ajoutent les réserves des musicologues sur la qualité de ses compositions et de ses interprétations. C’et le cas d’Horaio Ferrer, qui, tout en reconnaissant l’inventivité du jeune Canaro (« El Chamuyo, La tablada, Pinta brava) juge assez durement ses productions postérieures à 1932. Mais ce musicien autodidacte, conservateur dans ses choix esthétiques, peu ouvert aux innovations de la « Guarda nueva », est également l’auteur de pages délicieuses comme « Tiempos viejos » ou « Madreselva ». le patron dur et âpre au gain est aussi un entrepreneur tenace, infatigable, charismatique, créant et animant plusieurs grands orchestres Canaro en même temps, contribuant ainsi fortement à la diffusion du tango dans toutes les couches sociales et à la structuration du grand orchestre de cabaret, des années 1930 et 1940, multipliant les tournées internationales et menant une intense activité de défense des droits d’auteur. Ce chef d’orchestre privilégiant un jeu un peu lord, à l’unisson, sur quatre temps uniformément marqués, dont certaines tentatives d’arrangement frôlent parfois le mauvais gout, dont les saynètes écrites avec Yvo Pelay entre 1932 et 1945 sont souvent d’une grande mièvrerie, est aussi un merveilleux musicien de bal qui sut capter les attentes du public et s’y adapter, au point que les danseurs d’aujourd’hui – y compris les puristes qui critiquent les dérives commerciales dont serait aujourd’hui victime le tango – apprécient cette musique.
Fabrice Hatem