Editeur : La Salida n°16, Décembre 1999-Janvier 2000
Auteur : Solange Bazely (propos recueillis par)
Entretien avec Gustavo Beytelmann
Cet artiste, dont on connaît déjà bien le parcours en France, nous parle ici de sa vie en Argentine et de son passage du statut d’interprète et d’arrangeur à celui de compositeur.
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Je suis né dans une famille d’amateurs de musique, dans un village qui est aujourd’hui une ville : Venado Tuerto. Mon père était un violoniste amateur de talent. Beaucoup de choses passaient par la musique.
J’étais donc tout désigné, dès cinq-six ans, pour accompagner mon père. J’ai appris à jouer le jazz et le tango, musiques familières au sens le plus large du terme. Je ne savais pas comment « jouer ou non le tango », je suis né dedans. La musique se pratiquait énormément. Dans mon village, il y avait cinq orchestres, chacun composé de douze ou treize musiciens. C’était vraiment une époque foisonnante de musique vivante.
Quand j’ai fini une partie de mes études, à douze ans, après le collège, ma famille n’ayant pas les moyens, il a fallu que je travaille. Mon père m’a proposé de passer un examen pour jouer dans l’orchestre de bal où il jouait. Les orchestres de bal de l’époque fonctionnaient sur la base « Típica » et jazz. Autrement dit, il y avait l’orchestre de tango, mais aussi l’orchestre de jazz qui pouvait jouer aussi bien du mambo, du rock, des musiques de Glenn Miller, que de la variété. Avec la caractéristique que la plupart des musiciens jouaient de plusieurs instruments. Dans mon village, le premier instrument était le bandonéon, avec le saxophone comme instrument complémentaire. J’ai passé l’examen, où l’on m’a dit que comme je n’avais pas assez de technique pour le tango, je jouerais du jazz. Mais comme cela me plaisait, je pouvais jouer de temps à autre du tango, en préparant suffisamment les morceaux, pour me faire la main sur le répertoire.
J’ai commencé ma vie de musicien de bal. On me faisait jouer généralement au dernier passage de l’orchestre, quand il ne restait plus dans la salle que des ivrognes ou des hommes qui n’avaient pas trouvé de compagne, c’est-à-dire là où le prestige de l’orchestre n’était plus en jeu. Je montais et je jouais deux, trois thèmes. C’est ainsi que je connais pratiquement par coeur, pour l’avoir joué, une bonne partie du répertoire de l’orchestre typique, des années quarante à la fin des années cinquante. Je ne pensais pas que c’était une chance. Pour moi c’était normal, tout ça.
A cette époque, vers 1958-1959, on entendait du tango partout. Si tu avais un tant soit peu d’intérêt, en tant que musicien tout était à ta disposition. En plus, il y a une fée qui a scellé à jamais ma vie de musicien, c’est la situation privilégiée de notre chambre à coucher à ma sœur et à moi, qui donnait sur le Club Central Argentino où se faisaient, au printemps et en été, tous les bals de tango sur le terrain de basket. Venado Tuerto est au sud de la province de Santa Fé, entre Buenos Aires et Córdoba, entre l’Atlantique et les Andes, en pleine pampa. C’était un endroit petit mais très riche, doté d’une bonne infrastructure, situé au croisement de plusieurs routes. Tous les orchestres de Buenos Aires qui partaient en tournée faisaient une halte à Venado Tuerto et y jouaient au moins une fois.
Dès ma petite enfance, j’ai connu l’orchestre de Pugliese avec les instrumentistes mythiques qui jouaient… à quinze mètres de mon lit ! Avec ma sœur, on escaladait la palissade pour aller voir les musiciens. L’orchestre de Salgán, celui de Francini/ Pontier avec Julio Sosa, d’Agostino avec Vargas… Je me souviens de tous. Vers minuit, ma mère nous appelait, on allait se coucher en laissant les fenêtres ouvertes, et l’orchestre continuait à jouer « pour nous ». Je pense que cela a eu une importance déterminante.
Au début de mon adolescence, après Piazzolla, Salgán, Pugliese, j’ai fait une découverte qui a bouleversé ma vie, c’est Thelonius Monk. Je me suis alors mis à jouer du jazz comme un fou. Je jouais toujours du tango, mais je jouais du tango comme je parle. En faisant mon travail de musicien d’orchestre de bal, j’ai découvert, sur le tas, que je voulais être musicien. Je suis arrivé à la musique du XXe siècle à travers Monk. Certains sont partis d’Alban Berg, Schönberg, puis ont bifurqué vers d’autres musiques ; pas moi. J’ai acheté des disques de Monk, et j’essayais de l’imiter. Quand le moment est venu de décider si je serais musicien ou si je ferais autre chose de ma vie, à la fin du lycée, j’ai choisi musicien. Je suis donc parti de la maison, contre l’avis de mon père qui, tout musicien qu’il était, ne trouvait pas vraiment catholique que je le devienne moi aussi. Ce fut un moment important, car il m’a fallu défendre la véracité de mes intentions. Je suis parti à Rosario, j’ai passé un autre examen à l’institut de musique de l’université, et là j’ai découvert l’envie, au fond de moi, de devenir compositeur.
Durant toute ma vie à Rosario, j’ai pratiqué la musique comme dans mon village ; je jouais dans les cabarets et j’accompagnais les chanteurs de tango qui passaient. J’ai appris beaucoup avec Goyeneche que j’ai accompagné plusieurs fois. J’ai accompagné aussi Montero… tous les chanteurs qui comptaient à l’époque et gagnaient leur vie en chantant du tango. Et je continuais à jouer du jazz, et à me former à l’université. Pour des raisons qui touchent à la survie, le travail à Rosario étant très difficile, je suis parti. Le travail avait changé radicalement… Les orchestres de tango ont commencé à disparaître, ceux de jazz commençaient à ne plus pouvoir vivre et le bal était remplacé par les ensembles yé-yé : guitare électrique, basse et batterie… J’ai décidé de changer de ville. Je suis parti à l’aventure à Buenos Aires. Je n’y avais aucun contact. J’ai fait comme tout le monde, je suis allé frapper aux portes. Je connaissais un musicien qui avait joué avec moi à Rosario. Il m’a présenté un pianiste qui partait pour Aruba, une petite colonie néerlandaise dans les Caraïbes. Il m’a laissé son travail de musicien de cabaret.
Un jour, un metteur en scène me téléphone, il était en train de faire un documentaire d’archives sur Eva Perón : une femme, un peuple. Il m’a demandé si je voulais participer. Il n’avait pas d’argent mais j’ai accepté. J’ai pensé à un octuor vocal mixte qui s’appelait « Buenos Aires Ocho ». Ils ont accepté et j’ai composé la musique. Pour utiliser le bandonéon, j’ai contacté Rodolfo Mederos, que je ne connaissais pas mais qu’on m’avait recommandé. Il y avait également d’autres musiciens, qui sont devenus par la suite des amis « porteños ». J’ai fait la musique pour ce film qui n’est jamais sorti, la dictature de l’époque l’ayant interdit, et qui n’a donc pas eu de vie. Mais les gens qui avaient produit le film avaient organisé une projection privée à laquelle avait assisté le cinéaste Leopoldo Torres-Nilson. Le lendemain, il faisait le nécessaire pour me retrouver et me donner rendez-vous. La musique du documentaire lui avait plu, il terminait le montage d’un film et m’a proposé d’en écrire la musique. Je suis parti avec le livre, j’ai travaillé un peu. J’ai appelé Torres-Nilson qui est venu chez moi et à qui j’ai joué ce que j’avais écrit. La musique lui a plu. Résultat des courses : ce film « La Mafia » est devenu un succès. Moi qui essayais de manger tous les jours en continuant à étudier, j’étais pris dans la tourmente du succès du film. En six ans, j’ai fait une quarantaine de musiques de film. C’était une folie. Et très vite aussi, la variété m’a appelé et j’ai commencé à faire beaucoup d’enregistrements pour toute la variété argentine. Mais comme je jouais avec certains musiciens de studio qui faisaient du jazz-rock, j’ai enregistré aussi beaucoup avec les chanteurs de rock. J’étais l’arrangeur de tous ces gens-là. J’étais pris dans ce coup de vent qui m’a sorti du petit bonhomme de chemin que je voulais suivre. Les gens parlaient de moi, j’avais des articles dans les journaux, je commençais à gagner de l’argent. Ma vie a été extrêmement perturbée. C’était un enchaînement d’opportunités, comme cela peut arriver dans ce milieu du show-bizz.
J’étais devenu directeur musical d’une très importante société de disques, je continuais à faire de nouveaux films, je tournais avec les chanteurs de variétés qui comptaient, je faisais des spectacles de rock avec des orchestres et les rockers importants de l’époque. Et après, le clash.
Étant militant politique, je suis parti d’Argentine en soixante-douze heures. Ma vie en Argentine était terminée. Je me souviens très bien que dans l’avion qui m’amenait sait ici, je me suis promis de ne plus faire de choses que j’avais déjà faites.
Me voici à Paris où j’ai passé un temps certain à m’adapter à la vie parisienne, à cause de mon engagement politique. J’ai passé trois-quatre ans ainsi, sans défaire mes valises, en utilisant les facilités que j’ai dans les doigts soit pour écrire soit pour jouer, en vivotant du point de vue musical et en passant le plus clair de mon temps dans la résistance argentine, jusqu’à ce qu’elle s’étiole. Cet engagement a aussi guidé mes choix musicaux.
Parallèlement, j’avais commencé à faire des expériences avec Mosalini, avec Tiempo Argentino, etc… J’étais préparé techniquement pour l’écriture. J’ai commencé à tâtons, en sachant plus ou moins que mon chemin définitif était là. Très vite j’ai pu concrétiser une série de morceaux, qui sont devenus Raices, avec comme une surprise de les avoir composés. Aujourd’hui, quand je regarde ces morceaux, en dehors d’un attachement affectif je sens qu’ils m’engagent artistiquement plus profondément avec mes origines argentines. Je pense que j’ai réussi rapidement à créer une sorte d’ « objet artistique » qui me représente assez bien.
Peu après la formation du Trio (Mosalini/ Beytelmann/ Caratini), j’ai commencé à défaire mes valises. La pratique du Trio me confortait dans le fait que ce n’était pas une erreur que de dédier une partie importante de ma vie à ce type de musique. Je souhaitais faire avancer, élargir les champs musicaux. Il y a cinq ans, j’ai fini par m’avouer que j’étais compositeur et par l’assumer entièrement, avec l’envie de ne plus être perçu comme un pianiste qui compose mais comme un compositeur qui joue du piano. Je compose de la musique contemporaine et une musique avec de fortes composantes du tango. C’est, disons, mon « tango imaginaire » en tous cas. Entre ces deux piliers, ma vie s’est construite depuis cinq ans. J’essaie de composer le plus possible, soit pour les uns soit pour les autres, sans mettre de distingo. Pour preuve, d’un côté j’ai eu une résidence en tant que compositeur contemporain de la ville de Dijon pendant trois ans, et d’un autre côté, depuis trois ans également, je suis le directeur artistique du département tango du conservatoire de Rotterdam. Cela donne une idée, un raccourci, de ce qu’est ma vie aujourd’hui.
Cette vie est bien différente. Je ne pourrai plus jamais reprendre les engagements de pianiste professionnel que j’avais avant. Aujourd’hui, je privilégie les rapports que j’ai avec certains musiciens, comme par exemple, Mosalini, Caratini ou Angá-Diaz… Cela m’excite, l’idée de sortir de ma tanière. Le temps d’une soirée, cela me fait du bien de sortir de mon quotidien, d’aller « mouiller ma chemise » aussi. Tout ce jeu de la scène et des réflexes d’intelligence me manquent, dans la mesure où j’en ai le souvenir. Il m’a fallu prendre du recul, c’est pour cela que j’ai arrêté à un moment donné avec le Trio. Je ne me sentais plus en mesure d’être au four et au moulin. Maintenant que cinq ans ont passé, je peux revenir « au compte-gouttes « . L’idéal pour moi serait d’avoir une période de l’année pour aller « mouiller la chemise ». Parce que le travail de composition est un travail d’introspection. Pour suivre son idée, il faut se donner les moyens. Je pense pendant trois mois et j’écris en vingt jours. Mes amis trouvent que je vais vite. Mais non, ça fait quatre-vingt-dix jours que je pense à ça.
Maintenant que j’ai un style, que je le peaufine, je peux me permettre d’aller écouter d’autres musiques qui ne font plus diversion dans ma quête. Au contraire, écouter les autres m’enrichit. Dans ce chemin là, je n’ai plus de problème pour aller vers l’autre. Je ne me sens plus perturbé. Dans ma vie, la nécessité a fait sortir de moi des choses insoupçonnables. J’ai acquis un grand sentiment de la relativité.
Propos recueillis par Solange Bazely le 27 août 99
Ses compositions sont interprétées, entre autres, par l’ensemble Le Banquet, Alain Neveux, Alain Pelissier, Jean-Pierre Baraglioli (cf. rubrique CD), The Netherlands Flute Orchestra … Ses oeuvres : tres piezas para orquesta (avril 1996, Dijon), Nicht verbessen, pour hautbois, guitare, violoncelle et piano (ensemble Le Banquet, 1997, Paris), Invencion y cuatro momentos, pour quartette de saxophones (Quatuor Emphasis, 1998, Dijon), Paris tres situaciones pour guitare et piano (Dijon, 1999), sont éditées chez Tonos Musikverlags.