Editeur : La Salida n°43, avril-mai 2005
Auteur : Jean-Luc Thomas
Le militant : Le parti pris de Pugliese
Communiste encarté, le maestro paya ses convictions au prix fort de maintes censures, notamment péronistes. Quant à ses fans, ils furent surtout du parti de Pugliese et son meilleur rempart contre l’arbitraire.
A l’entrée du grand hall El Dorrego, à Palermo, où se concentraient les activités du 7e festival de tango de Buenos Aires, fin février, une pétition circulait, invitant à réclamer le baptême d’une rue ou d’une station de métro, du nom d’Osvaldo Pugliese. Par ailleurs, une assez nébuleuse « commission populaire d’hommage pour le centenaire de la naissance de Raúl González Tuñón et Osvaldo Pugliese » s’agitait pour faire reconnaître ces deux grands noms de la culture portègne. Une autre commission, dite Centre culturel Pugliese, plus officielle, préparait les manifestations de « l’année Pugliese ». C’est dire qu’il n’était pas question pour Buenos Aires de négliger la célébration de celui qui connut une longévité exceptionnelle à la tête de sa típica – plus d’un demi-siècle !- et exprima une fidélité plus grande encore à ses convictions communistes. Elles lui valurent maintes persécutions, de 1936 à fin 1978, où l’un des chefs de la junte, Massera, lui assura enfin qu’il ne figurait plus sur aucune liste noire…
Entre cet engagement politique jamais renié par Osvaldo Pugliese et la ferveur populaire dont jouit son orchestre, sans grande relation d’ailleurs avec l’appartenance communiste de son chef, se dessine un cas d’espèce dans le tango, celui d’un artiste dont les supporters furent le meilleur bouclier à travers les spasmes de l’histoire argentine.
En 1992, interrogé par Irene Amuchástegui pour le Buenos Aires Herald, le maestro évoquait comme au premier jour de son engagement sa foi en un futur où le travailleur serait enfin traité selon son mérite… Dans cet entretien demeuré largement inédit, Don Osvaldo racontait notamment comment il avait initié le syndicat des musiciens et celui des danseuses de cabaret dans les années trente, alors qu’il accompagnait un chanteur, Ernesto Famá, au sein de l’orchestre d’Alberto Gambino : « Il y avait alors une crise et un manque de travail énormes. Un garçon récemment arrivé me raconta : « il faut faire la même chose qu’en France où il y a eu une grêve pendant laquelle les musiciens ont cassé les verres, tout détruit. ». En en parlant avec des musiciens amis, nous avons décidé de fonder un syndicat. Ainsi est né le Syndicat des Musiciens et Artistes Affiliés, dont la première grève eut lieu dans les cabarets. Réellement, le cabaret, ce n’était pas du travail, c’était un esclavage. On commençait à six heures de l’après-midi, une heure pour manger, on finissait à quatre heures du matin. Mais si un type débarquait tout seul un peu avant, toutes les danseuses attendaient et cela faisait du cinq heures du matin. Je rentrais chez moi à six heures. Douze heures d’affilée ! En plus, le patron avait un système de persécution : d’abord, les musiciens ne devaient pas regarder danser les filles, et celles-ci devaient porter une tenue différente chaque jour. Si l’une d’elles avait un bas filé, une amende ! Si les musiciens les regardaient, ils y avaient droit aussi. Une exploitation brutale. La première grève des cabarets a été extraordinaire. On leur a arraché le repos hebdomadaire, une augmentation de salaire, l’orchestre de remplacement. On est même parvenu à créer le syndicat des filles de cabaret. »
Quand le chef était en taule…
Les damnés du tango eurent donc gain de cause mais la vie d’Osvaldo Pugliese n’était pas que lutte et conflit. Il put rebaptiser un morceau, Amargura, pour en faire La Beba, du nom de sa fille nouvellement née. C’était en 1936 et tout le monde n’a pas la chance de naître ainsi sous le signe du tango à l’heure où se levait la république espagnole, qui décida de l’engagement communiste de Pugliese. Celle qui prolongea un temps à la tête de son propre quintette le répertoire paternel -« mais avec mes propres arrangements », tient-elle à souligner -, se remet aujourd’hui d’une délicate opération de la main droite.
Elle évoquait pour nous début mars, avec une infinie tendresse, un foyer où la musique était « sacerdoce, inclination naturelle » tant du côté maternel que paternel, et une petite enfance rudoyée par les multiples tracasseries policières auxquelles Don Osvaldo eut à faire face : « Il a toujours été d’une grande fidélité à son parti et à ses idéaux (…). Déjà, l’orchestre Pugliese a débuté sans Pugliese. Il a commencé à jouer au café El Nacional, en 1939, cinq jours avant que papa ne sorte de prison. Les musiciens avaient répété sans lui. Et le manque de travail l’a affecté bien des fois puisqu’il s’est retrouvé en prison avant Peron, pendant Peron, après Peron… En 1936, en 1955… Sous Peron (en 1945), il a été emprisonné six mois à Villa Devoto, quartier numéro neuf, où nous allions presque tous les jours avec ma mère. C’était l’époque où l’orchestre jouait avec l’œillet rouge sur le piano, ou parfois avec un pianiste de remplacement comme Manzi (Osvaldo). Je garde ces souvenirs gravés dans le cerveau et dans le cœur, quand nous allions jeter des tracts « le tango est en prison » dans les clubs. On voyait aussi des banderoles comme ça dans les stades de football, partout. J’ai grandi dans la grande maison que nous louions rue Alvarez Thomas, à Villa Ortuzar. C’est là que mon père a écrit presque tous ses meilleurs morceaux (…), que l’orchestre répétait le plus souvent. Chaque fois qu’on changeait de gouvernement, on se demandait si Pugliese allait réussir à travailler vingt jours. Si c’était le cas, alors c’était sans doute un gouvernement démocratique (rire). Sinon, on allait lui interdire les clubs, on le remettait en prison jusqu’à ce que soit passée l’heure du bal… Nous n’avons pas eu une vie facile à cette époque. Quand papa était en prison, maman devait louer une chambre de notre maison pour améliorer l’ordinaire qui pouvait venir des droits d’auteur. Mais, même si cela ne suffisait pas, je garde le souvenir d’une existence digne au sein d’une famille très joyeuse. »
La Beba se souvient encore d’un temps « de solidarité, de principes et de conscience. Mon père, relève-t-elle, travailla bien souvent avec des péronistes qui ne partageait pas ses idées. Mais pour lui, l’important était d’être fidèle à ses convictions, de les défendre droit dans les yeux ». Cette franchise ne vira jamais au prosélytisme à l’intérieur d’un orchestre géré en coopérative où la seule fidélité exigée concernait le tempo, la partition et… l’orchestre lui-même (« celui qui s’en va ne revient pas », disait le maestro).
Hamlet Lima Quintana, biographe et compagnon idéologique de Don Osvaldo, cite ainsi le chanteur Alberto Morán : « j’ai toujours été péroniste et si l’on me demande ce qu’est la démocratie, je dois dire que je l’ai apprise dans l’orchestre de Pugliese » (1). Ce que la Beba précise autrement : « Mon père décida de s’affilier par engagement antifasciste mais jamais il ne fut le produit d’un parti politique ».
L’idole des banlieues
Ce point éclaire aussi la nature du public de Pugliese dans les années quarante et cinquante. Natalio Etchegaray, membre éminent des Académies du tango et du lunfardo à Buenos Aires, a écrit des pages et des pages sur l’univers pugliesien. Adolescent, il fut un admirateur inconditionnel dans sa bonne ville de Tandil, à 300 kilomètres de la capitale, où il rêvait de voir enfin in vivo l’orchestre de ses rêves. Lui qui grandit dans le giron du radicalisme argentin, dit partager la thèse de Blas Matamoro dans La ciudad del tango, et analyse : « La main d’œuvre de l’intérieur, celle des cabecitas negras, se substitua massivement à l’immigration européenne au moment de la deuxième guerre mondiale et était très péroniste. Elle estimait que le péronisme, à ses débuts, lui avait offert du travail et une vie digne, même si les raisons économiques étaient antérieures au régime. Elle a constitué le premier grand public de Pugliese, sensible au caractère très démonstratif, voire larmoyant de ses chanteurs. Ainsi, celui que Perón a mis en prison a dirigé l’orchestre du péronisme ! J’ai pu écrire cela sans vouloir dire qu’il en avait été l’orchestre officiel mais parce que son public a bel et bien été, socialement, celui de la couche moyenne-basse qui soutenait Perón. Le public du centre-ville allait au cabaret avec Troilo ou Di Sarli. Et Pugliese, sans rallier les extrêmes populaires de Castillo ou De Angelis, a fédéré un public très banlieusard (…), souvent très jeune, grâce à une expression très agressive de ses bandonéons, alors que dans d’autres orchestres, ils donnaient l’impression de dormir. Ce public des barrios a commencé à le suivre, à s’identifier, s’est trouvé une façon de se vêtir, des signes de ralliements comme un sparadrap sur la joue. Cette barra pugliesana, très remuante, interpellait les musiciens, les bandonéonistes Ruggiero, Caldaro, qui étaient les visages les plus reconnus de l’orchestre. Même si on savait que Pugliese était communiste, ses jeunes fans voyaient surtout en lui l’image du rebelle. Quand j’avais quinze ans à Tandil, nous étions très peu nombreux à écouter les disques de Pugliese, c’était bien moins populaire que Castillo, De Angelis. Le faire, c’était affirmer sa différence. On a même essayé de se cotiser pour faire venir son orchestre car il n’avait pas le marché de l’intérieur. Les producteurs préféraient faire venir Del Carril, Castillo ou Troilo, c’était plus sûr, alors qu’à Buenos Aires, il y avait assez de monde pour le suivre. »
Natalio Etchegaray, adulte, partagea une longue amitié avec Don Osvaldo, et se souvient d’une marche vers la Place de Mai où les gens saluaient respectueusement le maestro et s’écartaient « comme les flots devant Moïse ». L’ultime image qu’il a gravée en sa mémoire remonte au 9 juillet 1995. Malade, déjà agonisant, Pugliese trouva encore à la clinique la force d’ôter son masque à oxygène pour s’indigner auprès de son ami d’une soirée au Théâtre Cervantès avec des rockers venus chanter le tango devant le bandonéon de Mederos : « Je te donne pouvoir pour leur dire à tous, à Salgán, aux autres, que je suis totalement contre le fait que le tango se mêle à tous ces chanteurs de rock ». Droit dans les yeux, jusqu’au dernier souffle.
Jean-Luc Thomas
(1) : in. La Chicharra de Villa Crespo, Ed. De aqui a la vuelta -Buenos Aires, 1990.
L’année Pugliese
Deux temps forts sont actuellement prévus pour célébrer le centième anniversaire de la naissance d’Osvaldo Pugliese. Le premier aura lieu le 4 mai à l’occasion du salon du livre à Buenos Aires, où sera présenté un ouvrage préfacé par Horacio Ferrer et postfacé par Natalio Etchegaray, rassemblant les témoignages de tous les musiciens marquants de la galaxie Pugliese. L’orchestre-école dirigé par Emilio Balcarce se produira à cette occasion avec pour solistes Binelli, Marceli, Alvarez et Romano dans La Bordona, Si sos brujo, Pata ancha et Bien compadre. Un deuxième concert, le 2 décembre (date-anniversaire de la naissance de Pugliese) devrait réunir à peu près tous les musiciens vivants de l’orchestre pour jouer dans les arrangements originaux des disques quatre tangos-cultes du maestro, Negracha, Malandraca, Adíos Bardi et La Beba.
Pour en savoir plus sur Pugliese : /2006/04/28/le-musicien-osvaldo-pugliese/