Editeur : La Salida n°38, Avril-mai 2003
Auteur : Fabrice Hatem
Martha et Manolo : 101 ans de danse
101 ans de danse à eux deux : Martha Anton et Manolo Salvador, qui ont commencé à danser à la fin des années 40 (pour lui) et 50 (pour elle) sont d’authentiques représentants de la tradition du tango populaire et ont joué un rôle central dans la résurrection récente du Canyengue. Lors du stage de Bretagne au dernier réveillon, nous les avons interrogés sur ce style ainsi que sur leur parcours personnel.
Quels sont vos souvenirs de débutants ?
A l’époque, dans les associations et les clubs de quartier, il y avait encore des sols en terre. On y dansait avec des chaussures ordinaires. Il y avait encore des lieux, dans les faubourgs lointains, où l’on allait en charrette à cheval, dans la boue, après le terminus du bus. J’ai vu Juan Bruno revenir de ces endroits, très élégant avec son costume et son chapeau gris, mais couvert de boue….Dans les milongas des années 1940, il y avait beaucoup de figures pittoresques. Par exemple, on trouvait souvent un « maître de la milonga » qui avait pour fonction d’exclure les mauvais danseurs de la piste. On trouvait aussi des « caudillos » avec leurs gardes du corps et leur couteau bien en vue, parfois solidement planté sur la table. Un jour, l’un d’eux m’a envoyé une bière et m’a fait dire par son garde : « le chef veut te voir danser ».
Dans les bals, il y avait toujours des orchestres, parfois 2 à la fois. On dansait devant Carlos Di Sarli, Juan Polito, Alfredo Virgilio Gobbi, Pugliese, D’Arienzo… J’ai vu l’orchestre de Pontier accompagner trois chanteurs : Alberto Podesta, Oscar Ferrari, Julio Sosa. Les orchestre de tango alternaient souvent dans la même soirée avec ceux de jazz, avec des sets de 45 minutes chacun. Les affiches annonçant ces bals portaient en gros caractère le titre « Oy baile oy », ou « 7 noche 7 » pour les carnavals. Il y avait beaucoup d’argent. On dansait beaucoup dans les confiterias du centre, qui avaient des pistes très petites. Il y avait beaucoup de danseurs extraordinaires, dont il ne reste malheureusement parfois que des noms : Petroleo, El Vasquito, Frascito, Juan carlos Giraffa, Calisaï & Elsa, Escalisa, Titin, et bien sur El Cachafaz, auquel est dédié le tango Bailarin Compadrito.
Quelques mots sur l’histoire du canyengue ?
Le mot Canyengue ou Cañengue est d’origine africaine. Il signifie « marcher en cadence ». Comme le reste du tango, il a une lointaine origine dans les rythmes apportés par les esclaves noirs, qui allaient danser en réunion pendant leur jour libre, accompagnés par leurs tambours de candombe. Le canyengue s’est dansé dans les années 1880-1920, avant le tango dit « orillero », puis le tango-salon. C’était un peu un préliminaire à l’amour, qui se dansait dans les mauvais lieux des faubourgs. On laissait le cheval, on marchait dans la boue, on entrait dans le petit bordel, on dansait et on allait faire l’amour avec la femme.
Il se dansait sur un ryhme de 4/8 (et non du 2/4 comme on croit souvent), avec une cadence un peu lente. La posture était un peu flexionnée « Quebrado et cortado ». Quebrado signifie « flexion avec déhanchement », et « Cortado : « dans le sol et par en bas ». L’homme et la femme n’étaient pas face à face, mais légèrement de côté, la femme appuyée (« apillada ») contre l’homme. Elle devait faire exactement ce que l’homme disait.
Comment s’est faite la résurrection du Canyengue ?
Manolo. Après 1920, le Canyengue a régressé au profit du Tango-salon. Mais en 1950, il y avait encore des danseurs de Canyengue, comme Romolo Garcia, et el Negro Celso, ou encore les parents et beaux-parents de Rodolfo Cieri. Le Canyengue en déclin et le Tango-salon voisinaient alors avec le boogie-woogie. Après 1950, le Canyengue s’est dansé de moins en moins, comme s’il s’agissait d’une danse de vieux. Puis, il y a dix ans, il est réapparu, presque comme une danse nouvelle.
Il y a deux ans, nous avons fondé avec deux jeunes danseurs, Rosina Villiegas y Andrian Grifero, une association, la MOCCA, Movimiento Cultural Canyengue Argentino, qui vise à la promotion du Canyengue, et qui s’est rapidement développée. Au premier cours, Il y avait à peine 10 personnes. Maintenant nous en rassemblons facilement 40 ou 50 et nous avons des adhérents dans le monde entier. Nous avons aussi ouvert une jolie milonga.
Comment enseigner et transmettre le Canyengue ?
Manolo. En 1900, il n’y avait pas d’académie. La danse n’était pas codifiée. L’enseignement était très rustique. Il n’existe pas non plus de documents cinématographiques. Et les rares qui existent, ne présentent, selon le témoignage même des danseurs qui ont été filmés, qu’un style déjà déformé pour l’écran.
Il a donc fallu rassembler les bribes de ce qu’on savait encore sur le Canyengue et les codifier pour pouvoir enseigner ce style. Martha l’a fait avec son partenaire de l’époque, qui dansait ce style depuis longtemps. Elle a également profité de l’enseignement de Antonio Todaro, un des plus grand professeurs de tous les temps, avec lequel elle a enseigné dans plusieurs académies au milieu des années 1970.
Mais bien sûr, tout a changé par rapport au début du siècle. Par exemple, la façon de marcher des hommes s’est modifiée. Elle est moins canaille et chaloupée, plus droite et distinguée. La manière d’enseigner aussi est différente. A mon époque, c’était très rustique : les hommes se réunissaient dans les appartements ou dans la rue pour pratiquer et apprendre des plus avancés. Celui qui jouait le rôle de professeur te montrait un pas, te demandais de répéter, et si tu ne faisais pas bien la figure, il te bougeait le pied avec la main ou mettait un coup de pied dans la jambe en criant. Quand aux femmes, elles n’allaient même pas aux classes et au pratiques. Aujourd’hui les danseurs ont plus de facilité : écoles de danse, enseignement très élaboré, cours de technique… Tout cela influence profondément le style de la danse.
Propos recueillis par Fabrice Hatem