Editeur : La Salida n°38, avril-mai 2004
Auteur : Fabrice Hatem
Canyengue : de quoi parle-t-on ?
Toute présentation sérieuse du style canyengue butte sur la pauvreté des sources primaires et l’absence de témoignages directs fiables. D’où beaucoup de contradictions, voire d’approximations, dans ce qui a été écrit sur le sujet :
L’origne et la définition du terme. Pour Manolo Salvador, Canyengue est un terme africain qui signifie « marcher en cadence » ; pour Eduardo Arquimbau, qui insiste davantage sur la lenteur du rythme, (voir La Salida numéro 21), c’est aussi un terme africain, mais qui signifie « fatigué ». Pour Christine Denniston, le terme, qu’elle orthographie cangyengue, sans en préciser l’étymologie, ferait référence aux basses classes sociales de la périphérie urbaine, et serait pratiquement synonyme du mot « orillero ». Pour Homero da Silva Rocha, le canyengue se définirait comme un style improvisé associant quebradas et corte. Définition proche de celle de l’académie du lunfardo : une danse typique des faubourgs pauvres caractérisée par la présence de corte et de quebradas. L’américain Daniel Trenner définit pour sa part le canyengue comme un style de danse au caractère « macho » assez affirmé, caractérisé par les genous plié, la marche en terre, la position basse de main de l’homme, et comprenant de nombreux jeux de pied syncopés. Si ces définitions ne sont pas totalement contradictoires entre elles, le moins que l’on puisse dire est qu’elles couvrent une diversité de points de vue.
La position du canyengue dans l’histoire de la danse. Sergio Pujol voit dans le canyengue une sorte de pré tango précurseur de tous les autres styles. Selon Manolo Salvador , le canyengue se danse entre 1880 et 1920, avant le tango dit « orillero ». Pour Yvonne Meissner, le passage entre styles canyengue et orillero reflète une évolution d’ordre éthnique, c’est-à-dire la disparition des noirs et le « blanchiment » de la population des faubourg (qui, dans ce cas, devrait s’être alors produit bien avant 1920, date à laquelle les noirs avaient déjà disparu depuis longtemps). A l’inverse, Homero da Silva Rocha ne fait pas de différence entre ces deux styles. Il établit par ailleurs une filiation entre ce qu’il appelle le « canyengue orillero », danse à caractère populaire et faubourien, et le tango milonguero des années 1940.. Pour Christine Denniston, il n’y a pas non plus de différence entre les styles canyengue et orillero, qu’elle oppose tous deux au tango de salon à travers une analyse à caractère sociologique (danse de pauvres contre danse de riches). Par contre, elle ne fait état d’aucune filiation avec le style dit « milonguero », qui selon elle n’est qu’une invention récente des années 1990.
Le style et le rythme canyengue. Presque tous les auteurs et spécialistes (Meissner, Denniston, Manolo Salvador) insistent sur le phénomène de perte de mémoire et la faiblesse des témoignages directs. Certains danseurs, comme Martha et Manolo, ont tenté de reconstituer et de codifier cette danse à partir de leurs souvenirs, sans nier d’ailleurs l’existence d’apports personnels. A l’inverse, certains auteurs, comme Christine Denniston, voient dans le Canyengue, tel qu’il est actuellement dansé, un style de création très récente, répondant bien à une demande d’authenticité du public contemporain. Mais toutes ces incertitudes ne doivent rien enlever au plaisir d’apprendre et de danser ce style charmant, qu’il soit centenaire ou nouveau-né.
Fabrice Hatem