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Danse et danseurs

En construction. Lieux de travail de la nouvelle génération tanguera de New York City

Editeur : La Salida n°36, décembre 2003-janvier 2004

Auteur : Elke Koepping

En construction. Lieux de travail de la nouvelle génération tanguera de New York City

salida36 construction Atmosphère de travail. Musique d’Astor Piazzolla ou de Gotan Project, des morceaux de Hip Hop, parfois une vieille valse de Tango. Une lumière de néon brillante, des danseurs dans de confortables survêtements de répétition. Des chaussures de tango un peu usées – mais encore assez bonnes pour répéter -. Des hauts talons qui jètent un éclat de couleur sur un jean féminin. Des couples qui travaillent l’espace dans une dynamique circulaire. Des rires. Ce n’est pas pour rien que le prospectus de Liquidtango Workspace, qu’accueille la salle de danse New-Yorkaise Empire Dance reproduit un casque de chanter : c’est l’endroit idéal pour produire des combinaisons brutes de décoffrage, pour improviser, faire des erreurs et recommencer.

Reba Peres – qui est aussi l’organisatrice de Spice Tango, l’une des plus intéressantes milongas estivales de plein air – n’accueille que depuis peu dans son studio les jeunes danseurs Caleb Cain Marcus (25) and Ting Chin (27) avec leur atelier Liquidtango. Ce terme désigne la branche américaine d’un style qui a été enseigné dans le monde entier depuis maintenant 10 ans (Gustavo Naveira, Fabián Salas, Mariano "Chicho" Frúmboli), mais qui n’a toujours pas de nom définitif. On l’appelle parfois "Nouveau tango" ou "Enlacement ouvert" par opposition style milonguero, plus fermé, intime et introverti. En opposition aux classifications rythmiques habituelles du tango argentin (Milonga, Vals, Tango), il ne se définit pas en fonction d’une association particulière entre base rythmique et figures, mais par une qualité de mouvement à la fois dynamique, athlétique et consommatrice d’espace du fait de longueur des pas. En général, cette forme de danse est plutôt conçue comme un défi intellectuel ou la collision de deux individualités que comme la création d’une unité émotionnelle. Cette caractéristique n’est pas vraiment nouvelle en Europe. Cela fait des années que ce style s’est enraciné dans les soirées de tango, dans les milongas du monde entier, mais pour Big Apple – si marquée par la chaleur du Swing et de la Salsa – le développement d’une culture de Tango spécifique ne s’est fait qu’à un rythme relativement lent.

New York peut cependant s’enorgueillir du titre de capitale du tango aux Etats-Unis, après que l’étoile glorieuse de San Francisco ait connu un léger déclin. Cette ville trépidante et chaotique, offre avec Broadway un véritable chaudron culturel où se mélange de manière très excitante toutes les traditions de danse du monde entier – depuis le ballet jusqu’au Butoh – et exerce plus que jamais un grand pouvoir d’attraction pour des danseurs, des enseignants et des chorégraphes exceptionnels. La situation économique catastrophique de l’Argentine a contribué au fait que New York peut proposer en 2003 pas moins de soixante-dix professeurs de tango, dont des danseurs exceptionnels comme Mariela Franganillo, Antonio ‘Junior’ Cervila (tous deux de la troupe de Forever Tango et Tango Argentino, Antonio étant de plus l’interprète bien connu du film de Carlos Saura Tango et du film Tanguera), Carolina Zokalski & Diego Di Falco (Forever Tango) et Pablo Pugliese (le nom parle pour lui-même) ; sans oublier d’innombrables danseurs venus du monde entier et qui aiment faire un passage dans la ville pour un court atelier comme – entre beaucoup d’autres – Susanna Miller, Pablo Veron, Carlos Gavito, Eric Jeurissen, Metin Yazir et Brigitte Winkler.

L’histoire du développement de la communauté tango à New York a été au début assez semblable à celle que l’on peut raconter pour l’Europe : de grands spectacles de tango argentins, joués à guichets fermés dans des théâtre de Broadway, déclenchèrent dans le public une vague d’enthousiasme. Ainsi se produisirent successivement en 1985 Tango Argentino – deux ans après la naissance du spectacle à Paris et un an avant la première allemande à Munich, qui donna également le coup d’envoi du grand boom du tango en Allemagne – en 1993 Tango Pasión, en 1997-1998 Forever Tango, en 1999-2000 une seconde version de Tango Argentino et en 2000 de nouveau Tango Pasión. Ce furent les stars de ces spectacles de Broadway qui firent découvrir aux américains le tango de scène, le ‘Tango Fantaisie". Ce furent elles qui enseignèrent au public ce qu’il demandait alors : des figures compliqués et des sauts, plutôt que la danse sociale de la milonga. En 1985, les premiers studios de danse commencèrent à offrir spécifiquement du tango argentin, différent des "danses de salon" enseignées jusqu’alors : citons notamment l’école de Sandra Cameron et le Stepping Out Studios dirigé par Paul Pellicoro et Diane Lachtrupp. En 1991, Daniel Trenner joua un rôle majeur en introduisant à New York le tango des milongas de Buenos-Aires, et en proposant un enseignement de la danse davantage orienté vers l’improvisation. Plus tard, il s’associa avec Rebecca Shulman dans les studios de Dance Manhattan pour contribuer à populariser le style milonguero, mieux approprié à des pistes de danse bondées. Depuis, Dance Manhattan a grandi pour devenir l’un de ceux qui accueillent aujourd’hui le plus grand nombre de professeurs de grande qualité.

Pendant les dix premières années, la communauté tango n’a pas dépassé 100 membres actifs. Mais le nombre impressionnant de spectacles de tango donnés au cours des années 1998-2000 explique facilement la croissance exponentielle de ce milieu au cours des dernières années – et c’est malheureusement aussi la raison qui explique l’existence d’un nombre incroyable de très mauvais danseurs qui s’agitent en tout sens sur les pistes de danse. Et c’est aussi pourquoi on ne peut aujourd’hui parler d’une communauté homogène. En réfléchissant sur le tango en dehors de Buenos-Aires, Rebecca Shulman (qui a travers la troupe Tango Mujer, un de ces projets qui associe la danse moderne, le théâtre et le tango pour créer un genre nouveau et original, est devenue une figure connue de la communauté tango de Berlin), est arrivée à la conclusion que New York manque d’un "classe moyenne du tango" comme elle existe en Europe. Nous avons beaucoup d’hurluberlus et beaucoup de très bons danseurs, mais il n’y a presque rien entre les deux". L’offre surabondante de stages peut induire en erreur les New-Yorkais en les conduisant à papillonner entre les professeurs et à privilégier l’apprentissage de figures. Par ailleurs, beaucoup d’enseignants continuent à centrer leur pédagogie sur le côté spectaculaire de la danse plutôt que sur, sur les aspects émotionnels, l’écoute de la musique, la symbiose avec le partenaire et avec la masse mouvante des danseurs

Mais New York est New York. Ici, les idées les plus folles deviennent réalité. Le tango inspire les danseurs comme les musiciens et les peintres. Des influences que l’on ne trouve nulle part ailleurs affectent la danse – à moins que ce ne soit l’inverse ? Il est intéressant d’observer que beaucoup de professeurs de tango de la jeune génération à New York ne viennent pas de la danse de salon, mais de la danse moderne ou du ballet classique. Certains d’entre eux continuent régulièrement à donner des spectacles dans ces domaines tout en enseignant le tango pour vivre. Et ils peuvent utiliser des éléments de danse contemporaine dans le tango, qu’il s’agisse des émotions, des rituels, les personnages et de tout ce qu’ils appellent l’essence de la danse. Ces recherches peuvent conduire à un dépassement des frontières ou à une profondeur insoupçonnée de l’expression artistique aussi bien que dans des impasses. Mais elles constituent la contribution sans doute nécessaire d’une curieuses bande de jeunots à la tradition séculaire de la danse. D’autres expérimentent directement sur les pistes de danse, ce qui ne fait pas toujours la joie des traditionalistes.
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En 1998, Pablo Pugliese, qui a aujourd’hui 23 ans – et appartient donc toujours à la génération des très jeunes danseurs – arriva à New York où exerça bientôt une forte influence. C’est un enfant de la balle. Fils de Esther et Mingo Pugliese, les derniers élèves vivants du légendaire Carlos Estevez (Petroleo), il a commencé à apprendre avec ses parents à l’âge de 9 ans. Ce qui, de manière assez étrange, en fait l’un des danseurs New-Yorkais ayant la plus longue expérience du tango. Pablo occupe une place charnière, entre un style très authentique et traditionnel qui lui a été transmis en ligne direct – qu’il enseigne et pratique en public quand il est en tournée avec sa mère Esther – et une approche moderne de conception plus personnelle qu’il développe à l’occasion de des cours à Manhattan Dance. Sa carrière brillante de danseur contemporain lui inspire une vision révolutionnaire des attitudes et des mouvements dans l’espace. Même s’il ne montre pas ce « nouveau tango » dans les salles de spectacle, il partage avec Caleb Marcus et Santiago Steel, l’idée d’un renouveau du style de danse, d‘un « tango-fusion ».

On a pu récemment observer de subtils remous et des courants nouveaux sous la surface de la scène new-yorkaise du tango ; Comme le remarque avec délectation Rebecca Shulman, « il s’est formé un groupe de jeunes que l’on voir au Triangolo ou dans des lieux moins « branchés », et qui partagent un goût apparent pour l ‘expérimentation. Ce vent d’innovation a commencé à souffler de depuis San Francisco avec l’arrivé de Santiago Steele (aujourd’hui âgé de 32 ans). Celui-ci appartenait à une mouvance « Tango Nuevo » qui a exercé une grande influence sur la revitalisation de la scène tango de la côté ouest. Rebecca, qui , bien qu’étant perçue comme un professeur bien établi, est encore jeune (32 ans), et du fait de son infatigable amour du jeu et de l’expérimentation – qu’elle reconnaît avec une excitation enfantine – ne peut être considérée comme faisant partie de la "vieille génération", se souvient des ses premiers pas à New York. "Il était intéressant à regarder parce qu’il essayait de former un clan autour de lui et d’échanger des idées de pas avec d’autres danseurs, de leur montrer des choses". L’échange d’idées est l’un des éléments les plus important pour construire une communauté plus forte chez les jeunes" comme le dit Caleb – cette attitude contraste avec l’attitude de compétition souvent répandue dans le milieu des danseurs. Santiago enseigne maintenant à DanceSport où cherche un équilibre entre enseignement traditionnel et sa nouvelle approche expérimentale de la danse.

Pour Santiago, le mouvement dans le Tango, avec son équilibre entre tension et relaxation, a des liens directs avec la danse contemporaine, qui se développe « dans un espace associant l’improvisation et l’interprétation . En tant que danseur de tango, votre relation avec la musique est similaire à celle d’un instrument dans un orchestre de jazz. La moderniser de cette danse passe par l’intégration d’éléments de mouvement qui lui sont étrangers, venus des arts martiaux, de la danse de salon ou de la danse contemporaine ». Ce point de vue est partagé par Caleb: "Quand vous regardez un match de football ou de basket, et que vous voyez des mouvements similaires à ceux du tango, cela commence à vous faire réfléchir. Dans le tango, vous pouvez traditionnellement aller en arrière, en avant, sur le coté – tout cela avec la hanche assez raide. Et puis vous avez les ganchos et les sacadas. Maintenant, les gens commencent à jouer avec de nouveaux types de mouvements que nous leur enseignons, comme les "Soltadas"’ (« ‘pas tombants", le suiveur est conduit à perdre son axe avant d’être repris par le guideur), les changements de direction (parfois appelés ‘Ocho Cortado’), les rupture de l’abrazo (les deux partenaires restent chacun sur son propre axe et ne se touchent pas, ou alors seulement par une main , un peu comme dans la salsa ou la swing). Je cherche des solutions pour pouvoir faire alterner sans rupture l’abrazo ouvert et fermé, de manière à obtenir un constant changement de dynamique". L’exploration des limites de cette nouvelle façon de danser n’est pas encore arrivée à son terme. Mais la danse a été en évolution constante et en perpétuelle réinvention dans le passé. Aussi Caleb est il convaincu que "dans dix ans, il ne restera rien de ce que le tango est aujourd’hui".

Astor Piazzolla a interprété le concept d’improvisation sur lequel est basé le tango par référence au jazz . Mais sa révolution musicale – qui à cette époque n’était pas acceptée comme « de la vraie musique de tango » n’a pas été suivie par une révolution de la danse, et date maintenant de trente ans. De nouvelles tendances musicales – comme fondement d’un nouveau type de mouvement – pourraient être trouvées dans la fusion du tango et de la musique électronique, dans des morceaux de Gotan Project, BajoFondo TangoClub, Narcotango de Carlos Libedinsky – voire dans des « non-Tangos ». Cependant le corpus central des vieilles compostions tangos de 60-80 ans interprétées par les grands orchestres traditionnels ou par des groupes nouveaux ont leur place à Liquidtango. Comme le dit Caleb,: "quand nous avons commencé, nous jouions 20% de moderne, je veux dire du Piazzolla, ou des musiques autres que du tango. Maintenant, c’est probablement autour de 35-40%. Mais je ne pense pas que quiconque ici cherche à se débarrasser totalement du tango… "

Elke Koepping

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