Editeur : La Salida, n°33, avril-mai 2003
Auteur : Fabrice Hatem
L’arrangeur de El Arranque a choisi Paris, interview de Alejandro Schwartz
Guitariste et compositeur d’origine argentine, Alejandro Schwartz s’est déjà illustré, malgré son jeune âge – il a à peine 30 ans – par ses arrangements qui ont fait le succès de l’orchestre El Arranque, dont il est l’un des co-fondateurs. Il s’est installé en France depuis un an et vient d’épouser Clémentine Vidal-Naquet, fille du président de Tango de Soie. Bienvenue donc à Alejandro dans la grande famille des tangueros français.
Quel a été votre itinéraire ?
J’ai reçu une formation de guitariste de musique classique et populaire. Mais le langage que j’ai choisi, ma seule façon de m’exprimer, c’est le tango. En fait, au début de ma carrière, j’ai commencé par jouer du rock. Puis, je me suis intéressé à la musique folklorique et j’ai fréquenté l’école de musique populaire de Avellaneda. J’y ai fait la connaissance de musiciens de tango qui ont montré qu’il s’agissait d’une musique vivante, très intéressante, susceptible d’évoluer, même si c’est un langage difficile à comprendre. L’orchestre El Arranque est né de cette rencontre. J’ai commencé à faire des arrangements pour le groupe, en cherchant à respecter les sonorités traditionnelles. Puis l’envie de composer m’est venue, très timidement au début. Mais aujourd’hui, je souhaite écrire ma propre musique pour le Quinteto Tiempo Sur.
Y-a-il eu une période de blocage dans l’évolution esthétique du tango ?
C’est vrai, il y a eu un moment d’impasse. Les traditionalistes ont tout bloqué. Ils ont failli tuer la fraîcheur de la musique à force de refuser d’évoluer. Les deux émissions de télévision en Argentine qui diffusaient le tango il y a encore quelques années avaient une esthétique horrible : perruque, cheveux teints, musique pour les vieux. La danse a aussi constitué un facteur de traditionalisme important, car le bal et la danse de couple n’ont pas évolué aussi vite que la musique de Piazzolla. Les gens qui dansent le tango ont besoin de rythmes traditionnels : c’est un peu un milieu réactionnaire par nature.
Un des problèmes qui a freiné l’évolution du tango a été l’enfermement, le rejet des musiciens avancés. Le cas de Piazzolla est le plus connu. Aujourd’hui encore, la discussion sur le fait de savoir si Piazzolla est du tango se poursuit ! ! Mais c’est vrai aussi pour d’autres artistes très innovants, comme Salgan, Leopoldo Federico. De plus, l’évolution de Piazzolla a été très personnelle, et il n’a pas entraîné derrière lui une mouvance ayant la force d’un vrai mouvement de renaissance. Dans l’histoire du jazz, il y a toujours eu des générations de musiciens qui avançaient ensemble. Cela a fait défaut dans le tango des années 1960 et 1970.
Quelle est la position de l’orchestre El Arranque par rapport à la tradition ?
El Arranque est un orchestre plutôt consensuel, qui plaît à la fois aux traditionalistes et aux jeunes, avec une couleur et un son nouveaux, sans être agressivement évolués. Nous avons montré du respect pour la vieille génération et reçu en échange l’appui de beaucoup de musiciens anciens.
Pour faire évoluer le tango à nouveau, il faut aussi aller explorer les racines les plus profondes et les plus anciennes. N’ayant pas eu la chance de faire partie des orchestres anciens, les musiciens de El Arranque ont d’abord cherché à faire un travail archéologique, à recréer le tango comme avec un vieil orchestre, même s’il n’est ni possible ni souhaitable de tout refaire à l’identique. Mais il est important de faire ce voyage, comme l’a fait Piazzolla, qui a joué avec Troilo, et s’est toujours inscrit dans un lignée musicale tanguera.
Vouloir à tout prix être original n’est pas évident. El Arranque n’a pas cherché à faire du nouveau à tout prix, mais à proposer quelque chose de beau. Nous nous sommes appuyés sur Troilo, Pugliese, Salgan, Gobbi. Mais nous avons aussi cherché à échanger avec d’autres formes musicales, comme le jazz. Nous avons par exemple participé en mai 2000 à un concert jazz-tango au Lincoln Centrer de New York avec Winton Marsalis. Tous ces éléments se sont mélangés pour donner une musique des années 1990, avec une couleur nouvelle qui est venue d’elle-même, de manière progressive et naturelle.
Quels sont les choix esthétiques du quinteto Tiempo Sur ?
Notre idée est de créer et d’interpréter de la musique argentine actuelle. Nous reprenons des morceaux d’autres compositeurs, mais nous cherchons aussi à avoir un répertoire original, à faire de la musique nouvelle. C’est pourquoi, en plus de mon travail d’arrangement, je m’intéresse de plus en plus à la composition. Nous avons en projet un CD pour la fin de l’année, et un programme de concert bien rempli, en Allemagne, à Paris, au pays basque, au festival de Nice…
Nous avons également travaillé avec des chanteuses. Avec la japonaise Anna Saeki, nous réalisé plusieurs tournées au Japon et réalisé un CD. J’ai écrit presque tous les arrangements du disque et aussi des pièces originelles. Avec Julia Migenes, nous avons monté un répertoire composé essentiellement d’œuvres de Piazzolla. Nous avons également accompagné Silvana de Luigi.
Je réalise également des arrangements et des compositions pour un sextet féminin, Las malenas, qui vient de se reformer.C’est pour moi un laboratoire qui me permet de travailler dans un optique différente de celle de Tiempo Sur.
Aimez-vous jouer pour le bal ?
Oui. Je pense qu’un musicien de tango doit savoir jouer à la fois pour des milongas et pour des orchestres de concerts, savoir faire du neuf et du vieux. L’école de la milonga donne une expérience aux musiciens, on y essaye beaucoup de choses. Le lien de la musique avec la danse est étroit. La communication avec le public est différente dans un bal, on a la sensation de faire bouger les gens. On se sent comme un ouvrier de la musique. On pense à la force, alors que dans un concert, on pense davantage à la netteté technique. En même temps, un musicien de concert sera dépaysé dans une milonga, il aura le sentiment que personne ne l’écoute : Il y a bruit permanent de verres, de conversations, de gens qui se déplacent, et il faut y être habitué. .
Certains danseurs veulent des rythmes bien carrés, comme ceux de d’Arienzo ou Biaggi. D’autres seront capables d’interpréter Pugliese avec ses suspensions rythmiques, ou Di Sarli avec son style plus puissant et profond. Ceux qui maîtrisent techniquement la danse sont plus capables d’une vraie écoute corporelle. D’autres veulent seulement avoir une fille entre les bras. Mais j’ai toujours eu un sentiment de communication avec les danseurs, même les moins doués.
Paris est-il aujourd’hui au centre d’une renaissance musicale du tango ?
Il se passe beaucoup de choses ici, c’est vrai, avec des artistes de la pointure de Gustavo Beylelmann ou de Juan José Mosalini. Gotan project permet aux jeunes de se familiariser avec la sonorité du tango. Gérard Le Cam fait des arrangements très innovants. Dino Salussi élargit le tango vers la musique du monde. J’apprécie aussi beaucoup le guitariste Luis Borda, qui a travaillé, entre autres, avec Marcello Nisinman.
Mais il y aussi tout un mouvement de jeunes innovateurs à Buenos Aires. Par exemple, le pianiste Chistian Zarate vient de sortir avec son trio piano/violon/contrebasse un CD très frais, novateur sans être révolutionnaire. Le violoniste Ramiro Gallo réalise pour son quintet des compositions très évoluées et ambitieuses, dont une « Suite argentine » inspirée par les nouvelles de Borges. Le groupe El Tranvia fait des expériences sur la musique atonale.
En Argentine, on manque d’infrastructures, d’argent. Ici, en France, il existe des possibilités de développer des projets. On se sent plus en liberté de faire des choses nouvelles. Mais on perd aussi le contact avec certains garde-fous. Les critiques venues de l’expérience sont aussi nécessaires. Or cette expérience est à Buenos Aires, pas à Paris.
Propos recueillis par Fabrice Hatem
Discographie sélective de Alejandro Schwartz :
"El Arranque" avec l’orchestre El Arranque (Vaiven, Bs. As., 1998)
"Cabulera » avec l’orchestre El Arranque (EPSA music, Bs As, 2000)
"Canto de sirena" avec Anna Saeki et Tiempo Sur (Rentrak, Japan, 2001)
Pour en savoir plus sur la France et le tango : /2004/12/10/la-salida-n-29-le-tango-et-la-france/