Editeur : La Salida n°33, avril-mai 2003
Auteur : Pierre Vidal-Naquet
Éloge de l’impureté
Buenos Aires, 1945. Un journaliste rendant compte d’une soirée fait l’éloge dithyrambique d’un couple qu’il présente comme « l’incarnation » même du tango argentin. A une réserve près cependant. La position des bras, qui est légèrement trop haute, n’est pas conforme à la « tradition ».
Cette petite anecdote, apparemment insignifiante, est en fait très riche d’enseignements. Elle indique que dans le tango argentin, la transgression de la norme n’est pas incompatible avec la norme même. On peut même dire que l’histoire du tango argentin est faite de cette tension permanente entre le maintien d’une tradition (introuvable ?) et le désir d’innovation. Piazzolla en est probablement le meilleur exemple. C’est d’ailleurs l’existence d’une telle tension irréductible qui fait du tango une danse et une musique à la fois vivantes et populaires.
Comment maintenir aujourd’hui une telle tension ? Alors que le tango argentin suscite, depuis une dizaine d’années environ, un intérêt croissant, la question est la suivante : comment ne pas en avoir une approche « folkloriste »? Comment ne pas le figer dans une forme dite « traditionnelle », ce qui est souvent le cas lorsqu’on exhume du passé ou des contrées lointaines des formes d’expressions culturelles qui ne sont plus en vogues ou qui sont méconnues. La conservation est alors la tentation première. Sous couvert du respect de la « tradition », on maintient ce que l’on découvre dans sa forme dite « originelle ». On pense alors copier ce qu’on croit être la tradition. Mais c’est là une illusion. Car c’est avec nos yeux d’ici et maintenant que nous sélectionnons ce que nous voulons garder du passé. Nous avons un héritage (le tango et toute son histoire). Mais son essence n’est jamais révélée et personne n’en est le dépositaire. C’est donc avec notre regard actuel que nous exploitons cet héritage. Comme le dit très joliment René Char « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ».
Et il est un peu vain de vouloir déterrer ce testament, même à Buenos Aires sous le prétexte que l’héritage s’y trouve en partie. Là-bas, comme ici, le tango fait l’objet d’un intense « travail » de renouvellement. Celui-ci s’effectue « à bas bruit » sans que l’on puisse en percevoir les lignes directrices. Il suffit pour s’en convaincre d’y observer le fonctionnement des milongas. Buenos Aires est désignée comme une ville « aux cent quartiers », ce qui signifie que, dans les milongas, les usages varient considérablement dans le temps et dans l’espace. Certaines d’entre elles sont très traditionnelles, d’autres au contraire modernes, comme les milongas « underground » par exemple. Alors que par endroits, les femmes se regroupent entre elles dans l’attente d’une invitation que les hommes signalent de loin par un hochement de tête, ailleurs, cette tradition du « cabeceo », implicitement considérée comme archaïque, est allègrement transgressée. On ne trouve donc pas à Buenos Aires « un » modèle de milonga, mais bien plutôt des pratiques diversifiées. Difficile dans ces conditions d’espérer conserver une tradition qui fait l’objet d’un incessant renouvellement, à moins bien sûr d’en rester à une approche « folkloriste ».
Toutefois, le renouvellement ne se décrète pas. Il serait au demeurant prétentieux d’agir dans ce sens. Cependant, chacun, à son niveau, doit pouvoir créer les conditions favorables au changement, c’est-à-dire encourager les rencontres, les croisements, les métissages. C’est d’ailleurs ce que font en France et en Europe de nombreuses associations qui s’efforcent de se garder de tout académisme. C’est ce que, très modestement, l’association Tango de Soie tente de développer à Lyon. Une maison du tango y a été créée, il y a maintenant trois ans, dans cet esprit. Non seulement pour y apprendre le tango et animer des milongas. Mais aussi pour y accueillir jeunes artistes et artistes de renom et leur permettre de travailler ou de se produire. Chaque milonga du vendredi est maintenant l’occasion d’un événement culturel. Au cours de ces soirées, musiciens et danseurs présentent leur travail ou leur recherche. Dans le domaine du tango certes, mais pas seulement. En effet, l’association s’ouvre aussi aux cultures voisines. Ce qui ne l’empêche pas d’évoquer, par exemple, l’histoire du tango au travers de documents d’archives, d’organiser des conférences sur ce thème et de proposer diverses expositions. Cette année, le temps d’un intermède, les milongas ont accueilli, entre autres, la samba brésilienne, le « son » cubain, le jazz, le flamenco, le hip hop et la danse contact et bien sûr, différents styles de tango argentin, les uns plutôt modernes, les autres plus « traditionnels ». L’inscription de Tango de Soie dans un partenariat local, procède de la même logique. C’est là une façon de multiplier les occasions de bals tout en permettant la rencontre de plusieurs cultures et sensibilités. Prochainement, grâce à ce partenariat, Juan Cedron se produira à Tango de Soie, en compagnie des élèves du Conservatoire National de Région, qui depuis un an travaillent sous sa direction. Le soutien aux créations qui s’amorce aujourd’hui, se situe dans la même problématique.
En fin de compte, il s’agit d’éviter toute crispation sur la tradition sans pour autant se désintéresser du passé.
Un tel projet s’est d’ailleurs affirmé avec force au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle du 21 avril 2002. Face au courrant nationaliste qui entendait célébrer la pureté de « l’origine » et la suprématie de la tradition, l’association a tenté de répondre sur un autre registre. Celui de l’acculturation réciproque, en ouvrant ses portes , lors d’une soirée pluriculturelle, aux courants artistiques les plus divers. Celui du métissage, en s’appuyant sur l’histoire du tango non point pour y rechercher son essence mais pour faire l’éloge de son impureté.
Bien sûr, les croisements ne sont pas sans risques, et peuvent produire le pire comme le meilleur. L’ouverture n’offre pas la sécurité du conservatisme. Toutes les dérives sont évidemment possibles. D’où l’intérêt du regard acéré qui rappellera toujours que malgré tout « la position des bras est légèrement trop haute »…
Pierre Vidal-Naquet
Pierre.Vidal-Naquet@wanadoo.fr