Editeur : La Salida n°19, juin 2000
Auteur : Fabrice Hatem
Adios Nonino (Adieu, le Vieux) de Eladia Blasquez
Un soir de 1959 : Astor Piazzolla apprend à Porto Rico le décès de son père. De retour à New-York pour les obsèques, il y compose l’œuvre en moins d’une heure, sur une trame, il est vrai, préexistante, celle de Nonino, datant de 1955. Les paroles furent composées, plusieurs années plus tard, par Eladia Blasquez, qui, d’ailleurs renonça aux droits d’auteur pour ne pas amputer ceux d’Astor Piazzolla, qui semble avoir émis d’amicales réserves sur son initiative.
Pianiste, guitariste, chanteuse, Eladia Blasquez est l’une des figures majeures, aux côtés d’Hector Negro et d’Horacio Ferrer, du courant rénovateur qui dépoussière la forme et les thématiques de la poésie tanguera au cours des années 1970, et auquel participèrent également quelques autres poétesses, comme Maria Elena Walsh. Enfant de la balle, elle débute, très jeune, une carrière de chanteuse populaire avant de s’intéresser au tango à la fin des années 1960 Elle mène alors de front plusieurs activités : la composition musicale, notamment sur des textes de Jorge Luis Borgès (Milonga de calandria) ou d’Homero Esposito (Humano) ; et la poésie (A un semejante, Fiesta y Milonga, Viejo tortoni, Sueno de barrilete)… Elle s’associe à plusieurs reprises avec Astor Piazzolla (Vivir en Buenos Aires, Invierno Porteno, et bien d’autres cas, elle est à la fois auteur et compositeur (El Corazon al Sur, Sin piel, El miedo de Vivir, Somos como somos). Elle réalise ainsi l’exploit de devenir en même temps la première grande poètesse et la première grande compositrice de l’histoire du tango.
Littérairement, le texte s’oppose à la fois par son thème, son style et sa forme générale aux caractéristiques de la chanson tanguera traditionnelle. Pas trace en effet chez le locuteur de solitude ou de désespoir, pas de ressassement de ses malheurs sentimentaux ; mais un chant d’amour serein envers son père décédé, et, à travers celui-ci, l’appartenance revendiquée à une lignée, l’enracinement dans une terre. Au lieu du réalisme urbain et de l’évocation nostalgique du faubourg, style si commun dans la poésie tanguera, on trouve un torrent de métaphores et d’images surréelles. Celles-ci nous emportent dans un univers onirique où les morts nous appellent depuis de lointaines étoiles et où les êtres vivants apparaissent comme les incarnations passagères d’un grand fluide cosmique en perpétuel mouvement. Enfin, la forme générale de la pièce est assez originale du fait notamment de l’absence de refrain : introduction, couplet, récitatif, couplet. On retrouve d’ailleurs la présence de récitatifs chez d’autres paroliers de Piazzolla, comme par exemple dans Balada para un loco de Horacio Ferrer.
Quant à la musique, elle se compose de trois parties fortement contrastées : une introduction à l’harmonie et aux lignes de basse très travaillées ; un thème principal essentiellement mélodique, sur une trame harmonique très simple ; puis une variation essentiellement rythmique. Enfin, le thème principal est repris une dernière fois. Dans la version de référence (celle du quintet de Piazzolla, qui étrenna l’œuvre en 1960), chacune de ces parties est caractérisée par une coloration instrumentale spécifique : domination du bandonéon dans l’introduction, du violon ouis du piano dans le thème principal, duo bandonéon-violon dans la variation, enfin bandonéon dans la deuxième exposition du thème.
Malgré des caractéristiques inhabituelles pour un tango, y compris ceux de Piazzolla – le ton surréel de l’introduction, l’intimisme du thème principal, la fin en ralentando – Adios Nonino a connu un bon accueil dès sa première interprétation par le quintet à cordes du Maître. Celui-ci en fit ensuite une vingtaine d’arrangements et d’enregistrements différents, pour son « noneto », pour son orchestre électronique, de nouveau pour son quintet (en 1990)… L’oeuvre a également a été interprétée par Giddon Kremer, Leopoldo Federico, l’orchestre de Tango Foerver, celui de Juan José Mosalini, le Sexteto mayor, et, en version vocale, par Eladia Blasquez en 1966.
Fabrice Hatem
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