Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », je compte exposer l’hypothèse selon laquelle l’état des libertés est en train de se détériorer dangereusement dans notre pays, sous le triple impact du vote de lois liberticides, de la mise en place d’une société de la surveillance policière, et d’une dégradation des protections offertes aux citoyens par le système judiciaire. La lecture du livre de William Bourdon, « Les dérives de l’Etat d’urgence », n’a pas, bien au contraire, apaisé mes craintes. Des tentations dangereuses de la déchéance de nationalité aux excès de l’assignation à résidence, de la toute-puissance mal contrôlée des services de renseignements aux menaces sur la liberté d’expression, cet ouvrage montre comment les mesures associées à l’Etat d’urgence, destinées au départ à combattre la menace terroriste, risquent peu à peu de contaminer le droit commun en habituant les esprits à des atteintes de plus en plus graves aux libertés publiques et individuelles. Le constat est d’autant plus effrayant, que, publié en 2017, il n’intègre ni la nouvelle vague de répression consécutive à la crise des gilets jaunes ni la pérennisation définitive du l’Etat d’urgence avec la loi « renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme » d’octobre 2017.
Avocat de gauche, militant des droits de l’homme, très engagé avec ses collaborateurs dans la défense des libertés publiques, William Bourdon a assuré la défense de nombreuses personnes mises en cause ou inculpées à l’occasion de la vague d’attentats islamiste de 2015-2016. Il a tiré de cette expérience ce livre dénonçant les dérives liberticides de l’Etat d’urgence instauré en novembre 2015. L’ouvrage est organisé en 5 chapitres, dont chacun met en évidence, à partir de cas concrets souvent poignants, les conséquences dramatiques sur la vie de gens innocents de la mise en place de différentes catégories de mesure :
– Projet d’extension de la déchéance de nationalité aux binationaux nés français coupables d’actes terrorisme. Un projet finalement abandonné mais qui, selon l’auteur, aurait constitué une violation des droits humains les plus fondamentaux en privant de leur nationalité et en exposant au risque d’expulsion des français de naissance sur la base d’une simple décision administrative.
– Multiplication des mesures d’assignations à résidence, privant par décision administrative et en application du seul principe de précaution, des personnes dont la culpabilité n’a pas été reconnue – et qui, de fait, se révèlent souvent ensuite totalement innocentes – de la possibilité de mener une vie normale, en particulier de travailler.
– Toute-puissance potentielle des renseignements généraux, résultant d’évolutions à la fois techniques et législatives (loi du 21 juillet 2016 étendant le champ légal de la surveillance). En France, les « grandes oreilles » sont désormais en mesure d’espionner la vie des gens dans ses moindres détails (données numériques et discussions entre particuliers sur les réseaux sociaux notamment), et ce sans qu’aucun pouvoir judicaire ne soit de facto en mesure de s’opposer à d’éventuelles pratiques illégales compte tenu de leur opacité.
– Atteintes multiples à la liberté d’opinion, d’expression, de manifestation ou de pratique religieuse, par l’application de simples décisions administratives, sans que la culpabilité des personnes incriminés n’ait été reconnue par un juge, et dans des domaines de plus en plus éloignés de la lutte contre le terrorisme : blocage de sites internet en vertu d’accusations très discutables d’incitation au terrorisme, interdiction des manifestations écologistes à l’occasion de la COP 21 à Paris fin 2015, dissolutions d’associations et fermeture de lieux de culte n’ayant pas de lien prouvés avec le terrorisme…
– Enfin, risques de contamination du droit pénal ordinaire par les mauvaises habitudes liberticides associées à l’état d’urgence : arrêtés anti-burkinis, atteinte à la protection du secret des sources journalistiques, élargissement du champ de définition du délit d’apologie de terrorisme, banalisation de facto des perquisitions administratives sans autorisation ni même contrôle du juge judiciaire, utilisation comme éléments à charge d’actes non délictuels relevant de la vie familiale ou de la pratique religieuse…
Ces évolutions sont encore aggravées par une tendance générale à la dégradation du droit des personnes à une défense équitable :
– Mouvement de dé-judiciarisation donnant à l’administration, au juge du parquet et aux tribunaux administratifs un rôle accru au détriment du juge du siège dans les procédures précédemment évoquées.
– Dégradation de jure et de facto des droit des personnes concernés à un procès équitable et au respect de leur présomption d’innocence : multiplication des procédures de comparution immédiate ; introduction de preuves collectés en dehors des règles de la procédure pénales (notes blanches des renseignements généraux notamment), sans même parfois que l’accusé n’ait le droit d’avoir accès à leur contenu pour assurer sa défense ; complexité kafkaïenne des procédures de recours juridique contre certains actes administratifs comme les assignations à résidence.
– Alourdissement du quantum des peines prononcées (tout particulièrement lorsque le procès est concomitant avec une actualité terroriste incitant le juge à faire montre de fermeté, et ce même si le prévenu n’a rien à voir avec ce crime).
– Durcissement et extension du champ des mesures attentatoires aux libertés à l’occasion de chaque nouvel attentat (ex : code de conduite élaboré par le CSA en matière de couverture médiatique des actes terroristes à l’occasion de l’attentat de Nice à l’été 2016).
Toutes ces mesures attentatoires aux libertés ont des conséquences souvent dramatiques pour la vie de gens qui finalement se révèlent totalement innocents : traumatisme lié à des perquisitions brutales et humiliantes, assignations à résidence pouvant entraîner pour les individus concernés la perte de leurs moyens de subsistance, salariés licenciés par leur employeur du fait d’un simple soupçon de complicité avec le terrorisme…
Le livre se conclut sur une inquiétante mise en garde : la lutte contre le terrorisme constitue en effet selon l’auteur une véritable « boites de Pandore » dont peuvent sortir, clés en main, tous les outils permettant de meurtrir les libertés. Car les mesures de sécurité réputées provisoires de l’état d’urgence, décidées dans une atmosphère de crise pour protéger le pays contre le terrorisme, peuvent être ensuite pérennisées par la loi. Une fois rentrées dans le droit commun, elles peuvent alors voir leur champ d’application s’étendre peu à peu à beaucoup d’autres situations, rognant ainsi d’autant les libertés des citoyens ordinaires. Après le terrorisme islamiste, pourquoi en effet, ne pas considérer comme également porteurs de graves dangers l’islam quiétiste, les manifestations écologistes, le mouvement des gilets jaunes – et j’ajouterai de moi-même à cette liste en constant allongement les militants patriotes de « Génération identitaire » durement punis pour avoir reproché à l’Etat sa passivité en matière d’immigration illégale, ou les dirigeants du Rassemblement national poursuivis pour avoir simplement diffusé sur Twitter, pour le dénoncer bien sûr, l’image d’un meurtre effroyable commis par les partisans de Daesh …
Si l’on rajoute encore à cela les différentes lois liberticides à caractère prétendument moral qui ont été votées ces derniers temps (loi anti-fake news, loi contre la haine en ligne, égalité salariale hommes-femmes, pénalisation des clients de prostituées, loi contre le harcèlement sexuel, etc.), on s’aperçoit qu’un même processus est à chaque fois à l’œuvre : un groupe minoritaire est tout d’abord désigné, de manière plus ou moins ouverte, comme suspect d’un méfait réel ou inventé. Après avoir été ainsi dûment stigmatisé pour ses méfaits imaginaires, il est visé par une mesure législative ciblée censée le remettre dans le droit chemin, qui en fait rogne sans utilité ses libertés. Et cela dans l’indifférence de la majorité de la population, qui se croît, bien à tort, à l’abri de la répression puisque celle-ci ne touche à chaque fois qu’un groupe supposément restreint et marginal.
Mais si l’on fait in fine le décompte de toutes ces nouvelles restrictions ciblées à nos libertés, on s’aperçoit que bien que chacune d’entre elle, prise séparément, ne touche qu’un groupe minoritaire, elles ont au contraire une forte chance de concerner, si on les met bout à bout, presque chacun d’entre nous. Et comme ces méfaits supposés sont difficiles par nature à délimiter et sont donc soumis à l’arbitraire du juge, comme les véritables criminels ont depuis longtemps mis en place les moyens de dissimulation leur permettant de continuer à mener leurs activités illégales sans crainte de la police, ce sont finalement les innocents et les naïfs, qui en général n’ont rien à voir avec l’objet affiché de la mesure et ne sont donc coupables de rien, qui vont être touchés : entreprise accordant quelque facilités horaires à des femmes mères de famille en échange d’un salaire un peu plus faible, client d’une prostituée indépendante devenue presque une amie qu’il fréquente depuis des années, personne immature postant quelques messages provocateurs ou partageant un contenu douteux sur facebook, dragueur un peu lourdingue, etc. Bref, sous prétexte de nous protéger et de créer une société utopique, le législateur rogne peu à peu nos libertés fondamentales, transformant par la même occasion chacun d’entre nous en coupable potentiel … Une dérive terrifiante qu’il faut à tout prix arrêter avant que nous ne tombions pour de bon dans l’ère de la peur et de la répression.
William Bourdon, Les dérives de l’Etat d’urgence, Actualité / Plon, Paris, 2017, 321 pages,
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture).