L‘hypertrophie de l’Etat, base matérielle du totalitarisme ?
L’une des hypothèses fondamentales de mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », est que le développement actuel d’un « totalitarisme soft » dans notre pays s’appuie, en dehors de tout projet politique liberticide, sur la croissance incontrôlée des prélèvements fiscaux et des dépenses publiques. Ces deux phénomènes jumeaux constituent en effet une double menace convergente pour notre liberté, d’une part en nous empêchant de jouir paisiblement du fruit de notre travail et de notre épargne, et d’autre part en nous rendant des plus en plus dépendants, dans notre vie quotidienne, des décisions et des politiques d’Etat, qu’il s’agisse des services publics en situation de monopole ou des aides sociales de toutes sortes. Afin de trouver des exemples concrets à l’appui de cette thèse, je me suis mis à la recherche d’ouvrages portant un regard critique tant sur la spoliation fiscale que sur la grande gabegie de la dépense publique.
Parmi ceux-ci, le « Livre noir des gaspillages » fournit une centaine d’exemples souvent consternants de dilapidation des fonds publics – même si l’on peut lui reprocher de mettre sur le même plan des faits de gravité très inégale.
Ce petit in quarto en quadrichromie, de lecture facile et distrayante, se présente comme une succession d’une centaine de courts articles aux titres provocateurs, agréablement illustrées de photos et de petites caricatures, évoquant chacun un exemple précis de gaspillage public : œuvres d’art ineptes exposées sur les ronds-points, médiathèques et centres culturels surdimensionnés et vides, projets d’aménagement mal conçus ou mal réalisés, privilèges dispendieux des élus nationaux et de certains hauts fonctionnaires, pléthores d’administrations inutiles, absentéisme et avantages indus des employés de l’Etat et des collectivités locales, subventions absurdes et clientélistes, retards et dérapages financiers endémiques des grandes chantiers d’Etat, détournements d’aides publiques, fraudes à la sécurité sociale, coûts de fonctionnement démesurés du Parlement européen et de la commission européenne…
Le premier sentiment, spontané, qui saisit le lecteur de cet affligeant inventaire, est celui de l’écœurement et de la révolte devant tant de gabegie, de clientélisme et d’incompétence. Mais, tout de suite après, la colère fait place au doute devant les deux grandes faiblesses du réquisitoire :
1) D’une part, celui-ci met sur le même plan des faits de gravité très inégale, allant de scandaleuses et inexcusables gabegies à des dépenses somptuaires certes élevées mais justifiables, en passant par des dérives de coûts explicables par de malheureux concours de circonstances.
Dans un certain nombre de cas, par exemple, on peut s’interroger sur la réalité même du scandale : est-il vraiment inacceptable, par exemple, que la Présidence de la république incarne par un faste nécessairement coûteux le prestige de notre pays ? Est-il en soi anormal que la collectivité nationale manifeste financièrement et matériellement sa reconnaissance à nos anciens Présidents de la République et à nos anciens élus, même si le montant des avantages accordés peut-être discuté ? Est-il vraiment scandaleux que les agents d’EDF ou de la SNCF jouissent d’avantages en nature qui font partie d’un contrat salarial qui présente par ailleurs aussi des inconvénients spécifiques ? Faut-il vraiment s’indigner des subventions permettant à la presse écrite de survivre ? Sur la base de quel critère peut-on affirmer qu’une subvention à une association culturelle est ou non légitime ?
Dans d’autres cas, on peut imputer les gaspillages à des concours de circonstance malheureux, comme l’inachèvement de la route reliant à Dieppe le viaduc de Manéhouville, rendant celui-ci provisoirement inutilisable ; ou encore à des problèmes d’ordre plus politiques qu’administratifs, comme la volonté constamment réaffirmée des autorités françaises de voir siéger dans notre pays le Parlement européen – ceci conduisant à une (coûteuse) duplication de ses structures entre Strasbourg et Bruxelles.
Et pour le reste, peut-on mettre sur le même plan l’échec technique ou commercial, certes regrettable, mais qui fait partie des risques inhérents à toute entreprise, de certains projets comme le tram de Besançon, et des malversations pures et simples comme les fraudes à la sécu des retraités algériens ?
Bref, cet inventaire à la Prévert gène un peu par son côté décousu, qui fait voisiner de vrais scandales avec des échecs en partie compréhensibles et de petits excès dans des dépenses globalement légitimes. Cette absence de hiérarchie réduit la crédibilité d’un réquisitoire par ailleurs précis et bien informé.
2) D’autre part, l’ouvrage s’attache presque exclusivement au constat des faits bruts, sans tenter de remonter aux causes premières de ces gabegies [1]. On aurait par exemple aimé que les cas extrêmement nombreux de gaspillages liés à des dépenses d’ordre culturel – médiathèques et musées à l’utilité discutable, œuvres d’art modernes hideuses disposés sur les ronds-points, Pass culture dispendieux, subventions grotesques à des associations artistiques déjantées – conduisent à une réflexion d’ordre plus général sur la légitimité même d’une politique culturelle d’Etat. Mais on arrive ici à une question plus large : celle de la mise en place de dispositifs systématiques et contraignants d’évaluation des politiques publiques, en l’absence desquels les gabegies perdureront encore longtemps malgré des dénonciations méritoires mais éparses et vite glissées sous le tapis.
Jean-Baptiste Leon, Le livre noir des gaspillages 2019, 100 gaspillages payés par nos impôts, Contribuables associés, 97 pages, 2019, paris.
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.
[1] La seule exception se trouvant au tout début de l’ouvrage, lorsque l’auteur évoque la multiplication des strates territoriales (regroupements de régions, intercommunalités) comme l’une des sources majeures de la dérive des finances locales à travers l’apparition de nouveaux doublons alors que – c’est un comble – leur création était justifiée au départ par un souci de simplification et d’économie.