L’une des hypothèses fondamentales de mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », est que la société française serait guettée par l’apparition d’une nouvelle forme de totalitarisme « soft », mélange d’étatisme économique, de prolifération législative et réglementaire, de surveillance policière généralisée et de moralisme multiculturaliste imposant à chacun, sous couvert d’émancipation collective, des règles et interdictions extrêmement contraignantes dans sa manière de penser, de d’exprimer ou de vivre.
Je ne suis rapidement aperçu, cependant, que j’utilisais un peu à la légère des termes aussi lourds de sens que « dictature » ou « totalitarisme » sans en avoir bien défini les contours et retracé l’étymologie. Le retour aux sources de la philosophie politique sur ces concepts m’est dès lors apparu – sans jeu de mots – comme un « impératif catégorique », qui m’a naturellement conduit à la lecture de l’œuvre fondatrice d’Anna Arendt sur ces questions. Le court essai intitulé « La nature du totalitarisme », rédigé en 1953, est alors apparu pour moi à la fois comme une sévère mise en garde et comme un trait de lumière.
Mise en garde, tout simplement parce que le « vrai » totalitarisme – celui du goulag de Staline et des camps de mort de Hitler- n’a tout même pas grand-chose à voir avec l’actuelle oppression du « politiquement correct diversitaire » promu par Marlène Schiappa ou Justin Trudeau – aussi agaçant, liberticide et réducteur pour la pensée que celui-ci puisse paraître.
Mais aussi trait de lumière, car les catégories développées par Anna Arendt pour caractériser ce mal absolu qu’est le « vrai » totalitarisme peuvent être utilisée pour identifier l’existence de formes partielles ou atténuées de pratiques totalitaires au sein même des démocraties contemporaines menacées par le multiculturalisme : ce que j’appellerai, faute de mieux un « proto-totalitarisme soft » – c’est-à-dire quelque chose qui présente un certain nombre de ressemblances diffuses avec le « vrai » totalitarisme, mais s’en distingue également, soit par sa nature même (notamment parce que l’idée de « totalitarisme diversitaire » est quand même au fond un oxymoron), soit par leur intensité (on n’enferme quand même pas aujourd’hui en France les opposants au féminisme néo-stalinien dans des camps d’extermination).
Après avoir tenté de résumer succinctement ce court texte de 80 pages, j’exposerai les conséquences qu’il peut avoir pour la suite de ma réflexion.
Dans ma présentation de la pensée à la fois limpide, précise et foisonnante d’Anna Arendt, je me permettrai de procéder à un certain nombre de raccourcis et de simplifications, afin de rendre son oeuvre aisément accessible à tous, et notamment à moi-même. Ce compte-rendu constitue donc une sorte de « totalitarisme pour les nuls », que j’engage bien sur tous les lecteurs intéressés à dépasser rapidement en lisant directement l’œuvre de cette grande philosophe.
Pour comprendre le phénomène totalitaire, Arendt prend pour point de départ les concepts et les classifications élaborées par ces deux fondateurs de la philosophie politique que furent Montesquieu et Kant. Au premier, elle emprunte l’idée que chaque type de gouvernement s’appuie sur un principe d’action et un fondement moral particuliers : honneur et distinction pour la monarchie, vertu et égalité pour la république, crainte pour la tyrannie (le fait que cette dernière ne s’appuie pas, contrairement aux deux autres, sur une morale spécifique, mais seulement sur la peur, la condamnant d’ailleurs de ce fait à une inévitable auto-destruction). Quand à Kant, il propose s’opposer deux structures élémentaires de gouvernement : le despotisme, où la séparation des pouvoirs n’existe pas et où l’absence de droit positif expose la société à la domination sans partage du pouvoir politique, et la république, fondée aux contraire sur la séparation des pouvoirs et l’existence d’un droit positif opposable aux débordements de ce pouvoir.
Utilisant ensuite ces concepts comme autant d’instruments de travail, Anna Arendt va alors tenter de définir le caractère spécifique du totalitarisme moderne – assimilé dans son esprit à ces deux formes politiques monstrueuses que furent le nazisme et le stalinisme. Pour aller directement à la conclusion de ses passionnants développements, j’indiquerai d’emblée que selon elle, les deux fondements du totalitarisme sont, d’une part la terreur (qui d’ailleurs en aurait douté ?) et d’autre part l’idéologie. Celle-ci est présentée, non seulement comme une représentation du monde prétendant expliquer par quelques lois simples tous les aspects et toute l’histoire de celui-ci, mais aussi comme un ensemble de prescriptions permettant de mettre fin au monde et à l’humanité déplaisants tels qu’ils sont en réalité pour parvenir à un monde et a une Humanité idéaux telles qu’ils sont annoncés ou promis par l’idéologie. Cet effort surhumain justifie alors que l‘on fasse violence à toute une série de principes humains ou politiques fondamentaux. La loi « positive » (l’ensemble des règles qui permettent in fine de garantir la liberté individuelle face aux abus possibles du pouvoir) est remplacée par les pseudo-lois « historiques » ou « naturelles », telle que définies par l’idéologie, et permettant d’assurer l’accomplissement de sa promesse. La réalité est violement transformée de manière à refléter les principes fixés par cette idéologie. Lorsque que cette réalité trop têtue résiste à cette tentative de transformation forcée, on masque cet échec par le mensonge. La liberté individuelles et le libre-arbitre, considérés comme autant d’obstacle à l’avènement du monde idéal, sont anéantis au profit d’une exigence d’adhésion aveugle à l’idéologie. Les groupes sociaux ou ethniques considérés comme malfaisants, et voués de ce fait même à une inéluctable disparition, sont anéantis pour accélérer la réalisation de la promesse. Tous les contre-pouvoirs sont également brisés, laissant la place au gouvernement d’un seul homme, chargé d’assurer la transition vers la société idéale par l’application des lois « scientifiques » de l’idéologie qu’il est seul légitime à interpréter, et ne s’appuyant plus que sur un seul groupe social organisé, celui de la police politique.
Tout ceci conduit bien entendu, au règne de la terreur. Une terreur qui dissuade non seulement les individus d’exprimer une pensée ou un désir non conforme à l’idéologie, mais tout simplement de penser par eux-mêmes. Qui les convainc de leur absolue impuissance, les isole dans un désespoir sans limite qui les prive de toute présence réelle aux autres et à eux-mêmes, et les réduit au statut d’élément indifférencié d’une masse de manœuvre compacte dont la force est entièrement mobilisée pour la réalisation du grand projet.
Quant au monde extérieur, il est perçu comme une sorte d’incongruité dangereuse puisque sa réalité dément en quelque sorte le discours de l’idéologie. Face à lui, le régime totalitaire n’a donc d’autre choix que de l’agresser pour l’envahir et le soumettre, ou de le nier en en refermant totalement sur-lui même. Et ce régime acceptera également de pousser jusqu’à ses conséquence les plus absurdes l’implacable mise en oeuvre de son idéologie, même si cela doit in fine conduire à l’anéantissement total de la société et à la disparition de son dirigeant.
C’est cette centralité de l’idéologie comme principe de gouvernement qui distingue les régimes totalitaires des tyrannies ordinaires. Certes, les deux types de régime ont beaucoup de chose en commun : la peur, l’absence de contre-pouvoirs et de lois positives protégeant contre l’arbitraire, la violence exercée par le pouvoir politique sur la société, etc. Mais, fondamentalement, un régime tyrannique n’aspire pas à abolir totalement la liberté individuelle, à annihiler la vie privée, ou à embrigader toute la société en vue de la réalisation d’un projet utopique. Il lui suffit, au fond, que personne n’ose s’opposer à l’exercice de la dictature, qui, dans un certain nombre de cas, se suffit en quelque sorte à elle-même. Et c’est au contraire à l’annihilation de la liberté individuelle par la terreur et de la conscience individuelle par l’adhésion totale à une idéologie que vise le régime totalitaire.
Ouf !! Cela donne un peu le vertige, non ? Et je ne m’en sens que d’autant plus coupable d’avoir accusé le régime français actuel de « dérive totalitaire », simplement parce que je paie trop d’impôts à mon goût, parce que j’en ai assez d’être sans cesse espionné dans la rue par une caméra vidéo, parce que Marlène Schiappa passe trop souvent à la télé pour nous donner des cours de morale féministe, et parce que je trouve stupide d’interdire aux parents de donner de temps à autre une bonne claque à leur gamin turbulent. Vraiment, à l’aune des camps de la mort et de la Vorkhouta, ce sont vraiment des pecadilles, et la France d’aujourd’hui, quoique j’en puisse penser, reste quand même un pays de la douceur de vivre !!
Mais ce néo-totalitarisme dont je pressens l’existence n’est pas simplement quantitativement différent des « « vrais « totalitarismes – simplement parce qu’il n’a tué personne alors que les autres ont fait des dizaines de millions de victimes. Il s’en distingue également qualitativement pour au moins trop raisons :
– Parce que, contrairement aux précédents, il ne s’appuie pas sur une idéologie explicite. Après tout, personne n’a écrit un livre, comme le firent Hitler ou Lénine en leur temps, pour expliquer qu’on allait parvenir au bonheur universel en augmentant les impôts, en généralisant la surveillance vidéo et en interdisant la fessée. C’est moi seul, qui, à partir de ces éléments épars, crois percevoir la figure «émergente d’un nouveau totalitarisme, qui en fait n’est revendiqué sous cette forme par personne.
– Parce que les fondements idéologiques de ce nouveau totalitarisme que je crois percevoir ne reposent pas, comme les précédents, sur l’idée de l’embrigadement généralisé des individus en vue de la réalisation d’une cause collective qui les dépasse. Bien au contraire, si l’on peut percevoir un trait commun aux différentes composantes de ce puzzle néo-totalitaire que j’essaie d’assembler un une image cohérente, c’est bien l’émancipation des individus en tant que tels qui se trouve apparemment au centre de ces projets convergents : émancipation sociale et économique par la multiplication des bienfaits de l’Etat-Providence ; émancipation culturelle et personnelle par la reconnaissance de leurs spécificités religieuses, sexuelles ou autres dans l’espace public. Bref, parler de « totalitarisme diversitaire » revient à énoncer un magnifique oxymoron.
– Et enfin, parce que la diversité de ces aspirations, leur caractère souvent incompatible, empêchera à jamais leur cristallisation en une idéologie multiculturaliste unique, susceptible d’être acceptée par tous, puisqu’une fois abolie la norme commune, chaque minorité souhaitera privilégier sa propre norme, dont elle s’apercevra bientôt qu’elle est totalement incompatible avec celle d’une autre minorité. Tout cela, peut-être, nous conduira à la violence et au chaos (comme c’est d’ailleurs le destin ultime de tous les régimes totalitaires), mais par contre sans passer par la phase de l’embrigadement général.
Alors, dois-je renoncer à mon idée ? Ce serait compter sans mon entêtement (qui constitue d’ailleurs, dans un régime totalitaire, un défaut extrêmement dangereux pour celui qui en est atteint). Je voudrais donc reformuler mon hypothèse sous une forme nouvelle, en m’appuyant pour cela sur deux considérations.
– La première, c’est que la définition du totalitarisme au sens d’Anna Arendt n’est au fond pas la seule possible. A ce totalitarisme « hard », violent et terroriste, on pourrait en effet opposer un « totalitarisme » soft, de nature en quelque sorte Tocquevillienne, et reposant sur l’étymologie même du terme. Serait en effet alors défini comme « totalitaire » un type de gouvernement ayant pour ambition de s’occuper du bonheur de ses administrés dans tous les aspects de leur existence : santé, éducation, vie privé… Une sorte d’Etat-providence porté jusqu’à aboutissement extrême de sa logique, et qui rappelerait la vision prophétique de Tocqueville sur la dynamique intrinsèque des régimes démocratique, appelés à se transformer peu à peu en « un pouvoir absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. (..) Il travaille volontiers à leur bonheur; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre? » ». C’est à ce type de « totalitarisme soft », et non celui analysé par Anna Arendt que je ferai désormais référence.
– La seconde, c’est que la logique des régimes totalitaires n’est pas nécessairement booléenne. Il n’y a pas, d’une part des régimes totalitaires, et d’autre part, des régimes « non-totalitaires ». Entre le IIIème Reich et la IIIème république, il existe toute une série d’état politiques intermédiaires : des régimes associant des caractéristiques totalitaires (cette fois-ci au sens d’Anna Arendt) et d’autres qui appartiennent au registre de la démocratie. Par exemple, si l’on considère la France d’aujourd’hui, il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’un régime de terreur policière, où les règles de la séparation des pouvoirs ne sont pas respectées, et qui obligerait tous les habitants à manifester leur adhésion univoque à une idéologie utopique. Mais c’est également un pays où le poids de l’Etat dans la vie de chacun d’entre nous est si important qu’il finit par poser en pratique un véritable problème de respect des libertés individuelles (ex : libre choix de son école ou de son système d’assurances sociales, prédation fiscale réduisant à peu de choses le budget disponible pour des choix de dépense personnels…). C’est un pays, où, potentiellement, la police est en mesure de savoir à peu près tout de nous sur la base des informations laissées sur le Web, sur les réseaux sociaux, dans les caisses enregistreuses des magasins, sur notre portable ou dans les systèmes de surveillance vidéos. Et c’est, enfin, un pays où l’expression de la libre pensée (conservatrice et patriote notamment) est bridée par la norme sociale du politiquement correct et du multiculturalisme. Bref, c’est une sorte de proto-totalitarisme associant des caractéristiques tout à fait libérales à d’autres pouvant rappeler, de manière plus ou moins directe et explicite, celles des véritables régimes totalitaires.
Et, faute d’un mot plus satisfaisant, je désignerai désormais ce régime par le terme de « proto-totalitarisme soft ». Si vous le trouvez trop lourd ou mal venu, proposez m’en un autre, je suis preneur.
Hannah Arendt, La nature du totalitarisme (suivi de « religion et politique »), 1990 (posthume), Nouvelle édition, Payot et Rivages, 128 pages, Paris, 2018.
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.