Le 1er Décembre 2018
Je pense que beaucoup de gens pacifiques qui sont allés manifester aujourd’hui à Paris ou ailleurs doivent éprouver ce soir un triple sentiment d’amertume :
– D’abord, parce qu’ils ont été de facto dépossédé du symbole que représentait le lieu de leur manif. En fait, il est exact que l’on avait le droit, comme l’avait promis le ministre de l’intérieur, d’aller manifester sur les Champs. Mais de fait, l’avenue était si cadenassée et les CRS mettaient tellement de mauvaise volonté à nous laisser aller et venir que les Champs étaient en fait presque déserts. Donc, j’ai vécu en début d’après-midi le sentiment surréaliste de marcher presque seul au milieu de l’avenue. S’il y avait 2000 personnes entre Etoile et Franklin Roosevelt, c’était bien le maximum. Les gens qui étaient là étaient isolés par petits groupes, désoeuvrés, frustrés, désorientés.
– Ensuite, parce qu’ils ont été dépossédé de la possibilité d’exprimer eux-mêmes leur colère comme c’est habituellement la fonction d’une manifestation. En effet, n’étant canalisé et structurés par aucun mot d’ordre, ils erraient dans les rues autour de l’Etoile jusqu’à s’agglutiner face aux cordons de CRS qui leur barraient le passage. Les CRS n’étaient d’ailleurs pas du tout agressifs avec nous, car ils avaient fort à faire avec les casseurs de l’autre côté. J’ai ainsi été le témoin lointain, depuis l’avenue Marceau, de scènes assez violentes qui se déroulaient sur l’avenue Kleber (Incendies de véhicules, charges et contre-charges, jets de projectiles). C’était nettement plus violent que la semaine dernière, et je n’avais vraiment aucune envie d’aller voir de trop près, ce dont d’ailleurs les CRS et les policiers en civil m’auraient empêché. Mais ce qui est important, c’est qu’à partir de ce moment-là, les manifestants pacifiques étaient dépossédés de leur manifestation, puisqu’ils étaient réduits au rang de témoins silencieux et inquiets de l’affrontement entre casseurs et CRS. Bref, la violence étouffait l’expression démocratique (on n’avait d’ailleurs qu’à s’en prendre à nous-mêmes, avec un tel niveau de non-organisation et de non-encadrement, c’était à peu près fatal que la manif vire au saccage).
(Pour la petite histoire, j’ai ensuite réussi, après quelques tentatives infructueuses, à pénétrer sur la place de l’Etoile. Là, je me suis senti vaguement inquiet en voyant les trognes de pas mal de « manifestants ». Il y avait quand même là un étrange mélange de barbus au look anar un peu déjanté et de types au crâne beaucoup trop rasé qui ne m’a pas plu du tout. Bref, j’ai traversé la place pour aller voir ma vieille tante qui habite avenue de la Grande Armée. Là, j’ai été témoin depuis son balcon de scènes assez violentes avec incendies de voitures et de matériels divers, pillage de cafés et de commerce, échanges de projectiles avec les CRS, grenades assourdissantes, etc. Il y avait là, à un moment, plusieurs centaines de « manifestants ». Nous n’avions pas vraiment peur, mais on sentait aussi qu’avec un peu de malchance (un feu de voiture qui prend à un immeuble, etc.), ce qui n’était qu’une grosse échauffourée pouvait à tout moment basculer dans la tragédie Cependant, il n’y a pas eu de violences physiques directes, les courageux casseurs restant à distance de sécurité des CRS qui, de leur côté, ne chargeaient pas).
– Enfin, la troisième dépossession est venue, un peu plus tard des déclarations de notre Président, qui a affirmé, depuis l’Argentine que « »ce qui s’est passé n’a rien à voir avec l’expression pacifique d’une colère légitime » et qu’il ne céderait jamais à la violence. Je comprends bien qu’en disant cela, il désigne les casseurs. Mais, en même temps, il passe ainsi sous silence le fait que la majorité des manifestants n’étaient pas violents et exprimaient des revendications très légitimes. Donc ne pas parler de ces gens-là -de nous, quoi -c’est, encore et encore, une nouvelle forme dé mépris pour la souffrance des gens.
En conclusion de cette assez triste journée, je pense que beaucoup de gens doivent ce soir se sentir amers et blessés, confrontés à l’impossibilité de faire entendre de manière pacifique leur ras-le-bol et leur malaise. Il me semble que c’est une situation assez grave, porteuse pur l’avenir de nouvelles explosions de colère, de désespoir et de violence.