Voici ma réponse à la question posée par un de mes amis facebook à la suite de l’un de mes posts critiques sur l’excès de dépense publique et donc d’imposition en France :
« Peux-tu citer un exemple de dépense publique en France dont la suppression pourrait être envisagée sans nuire aux habitants de ce pays ? »
Et voici ma réponse :
Cher ami, pour répondre à ta question, j’aurais pu me contenter de quelques invectives générales à caractère un peu réac, en expliquant qu’il faut arrêter de dissuader les gens de travailler par la multiplication des aides sociales sans contrepartie, de défigurer la France par des éoliennes hideuses au nom de la transition énergétique ou d’embaucher à tour de bras des fonctionnaires qui ne servent à rien dans les collectivités locales.
Mais, même si c’est ce que je pense au fond de moi, je ne le ferai pas parce que j’en ai assez de me faire traiter de beauf réac.
Je préfère te faire part, de manière plus posée, des réflexions que m’inspirent la dérive des politiques culturelles et tout particulièrement du théâtre décentralisé.
C’est un sujet que je connais un petit peu, parce que, certaines personnes de ma famille proche ayant travaillé dans le milieu du théâtre subventionné, j’ai pu en observer directement certaines dérives.
Donc, je commence par un peu d’histoire pour fixer les choses (je simplifie un peu, hein) : les premiers embryons de théâtre décentralisé sont apparus à la fin des années 1940, donc sous la IVème république, sous l’impulsion notamment de grands artistes comme Jean Vilar. Dans cette première phase, le mouvement reste assez indépendant de l’Etat, qui n’a pas encore vraiment de politique culturelle digne de ce nom malgré quelques premières velléités au cours des années 1950. Il faut en gros, attendre la mise en place d’une politique dite « culturelle » par André Malraux en 1959 avec la création des maisons de la culture puis des centres dramatiques nationaux pour qu’apparaisse vraiment la notion de « théâtre public subventionné ». Mais même si celle-ci prend progressivement de l’ampleur aux cours des années 1970, elle reste encore relativement dépourvue de moyens jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Mitterrand. Jack Lang met alors en place un grand « ministère de la culture » muni de moyens démultipliés, notamment dans le domaine de la scène vivante. Aujourd’hui pour citer Wikipedia, «Le réseau d’équipements de création et de diffusion constitué est dense, formé de quatre théâtres nationaux parisiens (Comédie-Française, Chaillot, l’Odéon, La Colline) et celui de Strasbourg, des 32 centres dramatiques nationaux, des 2 établissements nationaux de production et de diffusion artistique dédiés au jeune public et des 71 scènes nationales, ainsi que les 7 centres dramatiques régionaux subventionnées par l’État sur convention, depuis 1985 ».
Tout cela coûte aujourd’hui plusieurs centaines de millions d’euros par an (sans doute autour de 500, au moins 300, je n’ai pas vraiment vérifié avec précision, je ne suis pas spécialiste).
Donc maintenant, la question est : ces centaines de millions d’euros sont-ils ou non dépensé à bon escient et faut-il continuer à les dépenser ?
Bien sûr, on pourrait se contenter de répondre par quelques chiffres impressionnants : des centaines de créations théâtrales par an dans toute la France, des centaines de milliers de spectateurs, etc. Mais cela ne répond pas, à mon avis la question. Bien sûr, si on dépense 500 millions d’euros pour faire des spectacles et qu’on distribue à tout de bras des billets gratuits aux copains des comédiens pour y aller, ces spectacles se feront, et en plus devant des salles pas vides. Dont acte.
Mais ces spectacles servent-ils les objectifs initialement recherchés ? Des objectifs, qui pour faire simple, consistaient à « diffuser » « la culture » dans les lieux où elle n’était pas présente et auprès notamment des publics populaires modestes ?
« Diffuser » : la politique a été conçue dans ses principes à une époque où la création culturelle était structurellement concentrée sur Paris. Depuis, le développement des réseaux sociaux comme l’exode des artistes hors d’une capitale devenue trop chère n’a-t-elle par rebattu complètement les cartes en provoquant un désenclavement et une revitalisation culturelle spontanés de nombreuses parties du territoire (grandes villes de province, espace ruraux peuplés de néo-ruraux intéressés par la culture) ?
« La culture » : L’idée sous-jacente est celle d’une hiérarchie implicite entre une culture académique sur-valorisée (avec notamment sa dérive avant-gardiste des 40 dernières années) et une culture populaire spontanée de facto méprisée. Mais je ne comprends absolument pas de quel droit un haut fonctionnaire de la rue de Valois aurait le droit de décider que l’assommant Thomas Bernhard représente la vraie culture et que les millions de gens qui se pressent aux magnifiques spectacles de Johnny Halliday sont une bande de beaufs incultes. Cette idée d’une hiérarchie des cultures définie par l’Etat et ses affidés est tout simplement méprisante pour la véritable culture populaire et même vaguement totalitaire dans son principe.
A partir de là, le décor est en quelque sorte planté pour l’inévitable mouvement de « repli sur soi » d’une culture d’Etat avant-gardiste auto-célébrée et de plus en plus irrémédiablement coupée du public populaire auquel elle prétendait s’adresser. C’est justement de ce « repli sur soi » dont j’ai été le témoin direct au cours de mes années de fréquentation du milieu du théâtre décentralisé. Celui-ci se manifeste de plusieurs façons :
– Comme les activités sont essentiellement financées par l’Etat (et non par le public payant qui n’est pas assez nombreux), les acteurs du théâtre décentralisés sont davantage préoccupés de leurs relations avec les décideurs budgétaires du ministère de la culture que de créer des œuvres susceptibles d’attirer un large public (jugées trop « facile », pas assez « culturelles »)
– Les hommes-clés de ce système émergent non pas à travers le choix spontané du public pour les artistes qu’il aime, mais à travers les nominations décidées par les structures bureaucratiques de la culture.
– Les tenants de ce système de la culture bureaucratisée se cooptent les uns les autres en fonction de critères qui sont de plus en plus coupés des attentes de la culture populaire (il faut être de gauche, d’avant-garde, multiculturaliste, mépriser le loisir de « divertissement », etc.).
– Le système de création culturelle finit à un moment donné par fonctionner en circuit fermé : on crée des œuvres « d’avant-garde » qui n’intéressent pas le public ordinaire du lieu pour pouvoir ensuite aller les jouer l’été au festival d’Avignon, avoir des bonnes critiques dans la presse culturelle lue par les hauts fonctionnaires de la rue de Valois, et obtenir ainsi d’eux de nouveaux subsides.
Quant au public, il est composé pour moitié de parties-prenantes du système à qui sont largement offertes des places détaxées (ceux que j’appelle, pour faire simple « les copains des comédiens), et, pour l’autre moitié, de membres de la classe moyenne-supérieure de gauche gravitant autour de la fonction publique (en gros et pour simplifier : des profs de l’éducation nationale). Mais par contre, pas de maçons, pas de chauffeurs de taxis, et pas de femme au foyer épouse de smicard : ils préfèrent regarder Johnny à la télé et ils en ont parfaitement le droit sans se faire traiter de « beaufs »).
On arrive aussi à des absurdités graves lorsque par exemple on affrète un système de bus pour permettre aux bobos parisiens d’aller regarder les spectacles du théâtre de Bobigny sans avoir à côtoyer dans le RER les habitants de Bobigny qui rentrent fatigués du taf (et qui eux ne vont pas voir ces pièces).
Bref, à un moment donné, le théâtre subventionné commence à fonctionner complètement en circuit fermé, avec un discours pseudo-progressiste mais complètement déconnecté en fait des attentes des gens ordinaires, tenu par les membres d’une caste culturelle institutionnalisée et élitiste financée par le budget public. Avec une plus un modèle idéologique « top-down » qui prétend « diffuser vers le peuple » la culture élitaire définie par les bureaucrates, mais qui en réalité a renoncé à le faire, parce que le peuple, ben il va voir les spectacles de Johnny qui est un vrai grand tragédien exprimant l’âme populaire et qui n’a pas besoin de ce fait que l’Etat subventionne ses spectacles.
Donc, la conclusion, c’est peut-être que le théâtre subventionné et plus généralement le ministère de la culture dont il dépend, ont manqué leurs objectifs et qu’il faut se poser sérieusement la question de leur pérennité en période de fortes contraintes budgétaire.
Note bien que ces propos ne sont pas le monopole de la droite réactionnaire et qu’il y a pas mal d’hommes de culture classés à gauche et à l’extrême-gauche qui disent exactement la même chose que moi (voir article en lien).
A la limite, je veux bien admettre que je ne suis pas un spécialiste du sujet et que mes conclusions sont un peu hâtives. Mais alors, pourquoi ne pas évaluer rigoureusement l’efficacité de cette politique du théâtre publique subventionné en se posant les questions suivantes :
– A-t-elle atteint ses objectifs affichés ?
– Ces objectifs affichés (diffuser la culture du haut vers le bas) sont-ils d’ailleurs toujours légitimes ?
– Est-elle encore nécessaire compte tenu de la diversification vertigineuse de l’offre culturelle liée aux réseaux sociaux, à internet, à la multiplication des initiatives locales indépendantes ?
– N’y-a-t-il pas des politiques plus prioritaires aujourd’hui sur lesquels il faut concentrer les financements publics (par exemple mieux apprendre aux enfants à lire et à compter, ce qui est en fait un préalable nécessaire, mais de moins en moins bien respecté en France, à n’importe quelle politique culturelle) ?
Voilà donc quelques questions auxquelles les gestionnaires des budgets publics devraient répondre s’ils étaient des gens sérieux et honnêtes. Cela s’appelle l’évaluation des politiques publiques. Mais ils ne le font pas et c’est comme cela qu’on continue à dépenser en pure perte des centaines de milliards d’Euros d’impôts.