Au-delà de son aspect anecdotique, le conflit actuel sur l’augmentation du prix des carburants se situe à l’intersection de trois tendances majeures du monde contemporain.
La première, c’est, tout particulièrement en France, une très lente transformation de nos Etats démocratiques en Etats totalitaires. Une évolution à bas bruit, qui revêt les formes sympathiques de la défense du bien commun et s’habille des oripeaux multicolores de la tolérance et du respect, mais qui n’en est pas moins évidente pour celui qui refuse de fermer les yeux.
La seconde, c’est la crise environnementale actuelle, qui constitue à la fois une cause objective et un prétexte de cette « totalitarisation » des Etats démocratiques ; l’Etat trouvant là une nouvelle et oh combien ! Redoutable légitimité : celle de « défendre » l’environnement contre les excès des individus, désormais considérés non plus comme des détenteurs de droits imprescriptibles, mais comme des prédateurs potentiellement coupables de tous les méfaits contre la nature.
La troisième, c’est le risque d’un effet combinatoire conduisant à ce que survienne « la Grande catastrophe » : une déflagration cataclysmique – ou plutôt une longue série de cataclysmes partiels et locaux – nés de l’enchaînement des crises environnementales, démographiques, migratoires, culturelles, financières et sociales qui s’alimenteront l’une l’autre, en un terrifiant cercle vicieux, et qui dévasteront les sociétés humaines telles que nous les connaissons aujourd’hui, tout en détruisant la vie beaucoup d’entre nous.
Je voudrais montrer ici que les tensions actuelles nées de la décision gouvernementale d’augmenter les taxes sur les carburants – au moment même où les prix de l’essence recommencent à monter sous la pression du marché – constituent une étape emblématique -quoiqu’apparemment mineure -de cet inquiétant processus.
Tout d’abord, cette hausse des taxes n’est finalement qu’une étape de plus dans le mouvement qui conduit en France l’Etat à enserrer la société dans un nœud coulant de plus en plus mortifère de taxes, d’interdictions, de contrôles, de paperasserie et de subventions. Qu’il s’agisse de l’environnement, du transport, des droits des femmes ou du logement, le processus est toujours le même : on prend conscience d’un problème, on se fixe des objectifs ambitieux pour le résoudre, et, pour parvenir, un crée une nouvelle usines à gaz d’impôts, de procédures et de réglementations.
L’opération, au fil des ans, se multiplie des dizaines de fois sous des dizaines de prétextes différents, au point qu’il n’est plus possible au citoyen ordinaire d’accomplir les actes les plus simple de sa vie – prendre sa voiture, louer sa maison, embaucher une femme de ménage – sans se trouver placé sous le regard scrutateur de l’Etat, pressuré par son avidité fiscale, et confronté à sa bureaucratie kafkaïenne. S’il proteste contre ces entraves à sa liberté élémentaire, il est immédiatement conspué, traité d’égoïste et d’irresponsable. Quel manque de civisme, de défendre son petit confort personnel, alors que des problèmes collectifs aussi graves sont en jeu !!
Et gare s’il essaye de se soustraire à ses nouvelles obligations : grâce aux progrès technologiques, l’Etat possède – de la vidéo à la connaissance des opérations bancaires sur internet en passant par les radars routiers et le bornage des portables – des moyens de contrôle de plus en plus puissants pour traquer les fraudeurs.
Bref, l’Etat démocratique enfante peu à peu d’un Etat totalitaire.
Il faut préciser cependant ce que j’entends ici par « Etat totalitaire ». Un Etat totalitaire, ce n’est pas nécessairement une dictature politique qui arrête et élimine ses opposants. Non, un Etat totalitaire, cela peut être simplement une gigantesque bureaucratie, qui, apparemment animée des meilleures intentions, se mêle systématiquement de tous les aspects de la vie des gens, y compris ceux qui, dans un Etat de droit, devrait relever de la vie privée. Cela ne signifie pas qu’on va envoyer la moitié de la population au Goulag ou qu’on va torturer les opposants, non. Cela signifie que, dans l’acte le plus simple, le plus intime de leur vie quotidienne, les gens vont être confrontés à l’intervention de l’Etat – que ce soit sous forme d’impôts, d’interdiction, de réglementations ou éventuellement d’aides et de subventions. C’est le fameux pouvoir « absolu, régulier, prévoyant et doux », de Tocqueville. Un pouvoir dont extension progressive se nourrit de la succession des crises du monde contemporain comme de l’apparition de nouvelles utopies.
Au premier rang de ces crises, se trouve la dégradation spectaculaire de l’environnement à laquelle nous assistons aujourd’hui. Et, au premier rang des utopies concomitantes, celle d’un « développement durable » qui concilierait bien-être humain et protection de la nature.
L’une des conséquences majeures – mais non toujours perçue sous cet angle – de la crise environnementale à laquelle nous sommes confrontés, c’est qu’elle constitue un grave menace pour nos libertés individuelles. Il est clair que dans une planète aux ressources limitées, les hommes ne peuvent se comporter de la même manière s’ils sont 10 milliards que s’ils n’étaient que 200 millions. Des actes aussi naturels que se chauffer, se déplacer ou se nourrir deviennent alors, par le simple effet de masse, autant d’atteintes potentielles à notre environnement. Il devient donc apparemment nécessaire de les réglementer d’une manière ou d’une autre. Mais cela a également un prix épouvantable : une réduction massive de nos libertés, touchant cette fois-ci à des aspects élémentaires de notre vie quotidienne, comme, dans le cas qui constitue l’objet initial de ce post, aller travailler à 30 kms de chez soi.
Bref, la crise environnementale alimente directement la totalitarisation des Etats démocratique et les atteintes aux droits individuels fondamentaux. Qui mieux que l’Etat, en effet, (plus ces mini-Etats, les collectivités locales, aux pouvoirs désormais renforcés par les lois de décentralisation), pourrait se charger de résoudre ces problèmes et de nous conduire -contre notre propre volonté peut-être – vers les lendemains enchanteurs du développement durable ?
Et nous voilà donc repartis dans un nouveau cycle de taxation, de réglementations et de contrôles !!!
Mais ce processus quasi-cancéreux d’inflation des interventions publiques est lui-même source de trois problèmes nouveaux.
Le premier, c’est qu’à force de vouloir s’occuper de tout, l’Etat ne parvient plus à s’occuper efficacement de rien. L’efficacité de chacune de ses politiques décroit en proportion exacte de leur nombre, tout simplement parce que ses moyens, même s’ils s’accroissent du fait de l’augmentation de la pression fiscale, sont dispersés sur un éventail d’action trop larges.
Le second, c’est à force de vouloir se dresser en garant de l’intérêt général contre les comportements supposément égoïstes et irresponsables des individus, l’Etat finit par apparaître comme une entité oppressive, engagé dans une sorte de guerre quotidienne contre leurs comportements naturels. Il se trouve ainsi délégitimé à leurs yeux, suscitant des attitudes de rejet et de révolte. La manifestation des automobilistes du 17 novembre prochain constitue un bon exemple de ce type de conflictualité. Certes, le phénomène n’est pas nouveau, comme le montre en France la longue histoire des « jacqueries » provoquées par les excès du fisc. Mais on peut s’attendre à ce qu’il prenne dans les années à venir des proportions considérables, peut-être inédites, servant de terreau à une sorte d’insurrection populaire à bas bruit.
Le troisième problème, c’est que cet interventionnisme public croissant n’est sans doute pas soutenable à long terme, aussi bien pour des raisons financières (le poids croissant de l’endettement public conduisant in fine à une faillite souveraine et à l’interruption brutale de TOUTES ces interventions) qu’économique (le poids croissant de la pression fiscale finissant par paralyser l’activité économique, entraînant d’ailleurs de ce fait une réduction du montant absolu des prélèvements eux-mêmes du fait de la contraction de la masse imposable).
On arrive donc à ce paradoxe d’un Etat dont le pouvoir réel d’intervention sur la société se délite à mesure même qu’il devient plus « totalitaire » et affiche une volonté d’intervention plus étendue, celle-ci ne conduisant en fait qu’à un dérèglement généralisé des formes spontanées d’échange entre les individus et d’auto-organisation sociale- et pour parler, plus simplement à pourrir la vie des gens sans que les bénéfices annoncés de ces interventions soient au rendez-vous.
L’horizon ultime de l’Etat totalitaire post-démocratique est peut-être donc tout simplement son propre effondrement. Effondrement qui d’ailleurs ne sera que l’une des manifestations du « grand cataclysme » qui nous guette. Cataclysme lié aux effets cumulatifs de la pression démographique, de la crise environnementale, des phénomènes migratoires massifs, de l’effondrement à venir du système financier sous l’impact de l’endettement généralisé, et de toutes les formes de radicalisation et de violence sur lesquelles ces crises combinées déboucheront de manière presque inévitable.
Dois-je espérer faire partie des survivants à ce désastre annoncé pour assister à la renaissance d’une société nouvelle ? Je n’en suis pas bien sûr. Mais, de toutes manières, à un moment ou à un autre, on ne me laissera pas le choix. Et à vous nous plus.