Début des années 1990 : la rénovation immobilière a déjà fortement entamé le bâti traditionnel du Belleville populaire. Le long du boulevard de la Villette, entre les rues Rebeval et de Belleville, tout un entrelac de petites ruelles sombres, bordées de bicoques aux façades lépreuses, a été rasé pour céder la place à des barres d’immeubles modernes. Il en est de même, boulevard de Belleville, entre la rue des Couronnes et des Maronites. Les édiles et les promoteurs veulent maintenant s‘attaquer au reste de « l’îlot insalubre n°7 », à savoir le coeur du quartier du Bas-Belleville : un lacis de petites ruelles délimité, du nord au sud, par les rues de Belleville et des Couronnes, et, d’est en ouest, ou plutôt de haut en bas car le terrain est ici en forte pente, par la rue Julien Lacroix et le Boulevard de Belleville. Le projet consiste, ni plus ni moins, à raser entièrement les vieux immeubles de l’endroit pour les remplacer par les attributs d’une modernité productiviste et consumériste : un grand centre commercial, un parking, des immeubles de bureau, quelques logements de standing… Quant aux habitants actuels, aux revenus trop modestes pour accéder à ces confortables appartements flambants neufs, ils seraient exilés dans une cité HLM de banlieue pour céder la place à des occupants à pouvoir d’achat plus élevé.
Il faut dire, à la décharge des édiles, que l’état des lieux est loin d’être brillant : petits immeubles branlants aux façades lépreuses, taudis sans confort envahis pas les souris et les rats, vieux bistrots antédiluviens, ruelles tortueuses, sombres et malodorantes abritant toutes sortes de petits trafics, hôtels garnis pour travailleurs immigrés … Pourquoi ne pas faire table rase de toute cette misère pour la remplacer par un Paris fonctionnel, moderne, confortable, accueillant aux affaires et à l’automobile, tout en empochant au passage un bon bénéfice ? C’est du moins le projet du maire du XXème arrondissement de l’époque, Didier Bariani, et de son bras armé, la société d’aménagement SAEPE… Déjà, les premières expulsions sont signifiées, les premiers immeubles murés, les premières façades abattues par les pelleteuses mécaniques… déjà fleurissent devant les terrains vagues et les chantiers de construction les premiers panneaux annonçant la mise en vente prochaine d’appartements de standing…
Mais ne voilà-t-il pas que les habitants du quartier osent se rebiffer, refusant d’être exproprié et expulsés, exilés loin de l’endroit où ont vécu et où sont morts leurs parents, où ils ont passé leur jeunesse, où sont nés leurs enfants ? Ils se regroupent autour d’une association de défense des riverains, la Bellevilleuse. Celle-ci, après d’âpres combat, parviendra à imposer un projet de rénovation beaucoup plus humain : priorité à la réhabilitation du bâti existant, relogement sur place des habitants actuels, mise en place d’un volet social et culturel plus ambitieux, renonciation aux aspects les plus outrancièrement bétonneurs du projet initial (parking, centre commercial géant, etc.).
Le documentaire de Philippe Baron a pour toile de fond l’histoire de cette lutte. A l’arrogante suffisance des édiles – presque caricaturaux dans leur rôle de politicards imbus de leur pouvoir, méprisants pour les petites gens, enfermés dans une démarche technocratique et sans doute trop sensibles aux arguments financiers des promoteurs – s’oppose la mobilisation désespérée mais combative des habitants : sits-in dans la rue au milieu de leurs meubles éparpillés par les expulsions, débats houleux lors des réunions d’information et de concertation avec la Mairie, gens simples et pacifiques criant haut et fort leur détresse et leur révolte…
Mais le film permet surtout de pénétrer dans l’intimité de cet attachant quartier menacé de destruction par un pseudo-progrès déshumanisé : vieux couple de maghrébins échoués depuis 30 ans dans la chambre sans confort d’un hôtel garni, mais cultivant avec passion quelques fleurs au fond de leur bout de jardin secret ; tenancière-philosophe de l’une des dernières épiceries-buvette du quartier, discutant pendant des heures avec ses vieux clients attablés devant leur ballon de rouge pour une interminable partie de dés ; ancien habitant déjà chassé de Belleville par les premières démolitions, mais qui revient sans cesse, en un pèlerinage douloureux, vers les dernières traces de sa maison familiale détruite ; vieilles cours d’immeuble bien cachées où quelques voisins se réunissent pour faire la fête, chanter et danser dans un petit cabanon ; épiceries maghrébines traditionnelles avec leurs grands bocaux remplis d’olives et de condiments faits maison ; modestes gargotes à fallafels ou à couscous avec leurs clients assis dans la rue autour d’une table branlante ; derniers artisans du quartier, avec leurs machines antédiluviennes et leur établi patiné par le temps ; enfants, souvent noirs ou arabes mais dûment nés à Belleville, jouant dans les chantiers au milieu des gravats et des pelles mécaniques ; concierge en débraillé allant laver sa vaisselle en email au robinet de la cour ; marchands de quatre saisons installés en plein air sur le boulevard, avec leurs appétissants étalages de fruits et légumes et leurs vieilles balances à poids ; réunion festive et militante, rassemblant dans une école, toutes origines confondues, les habitants du quartier et leurs enfants ; occupants d’un immeuble déjà condamné, avec ses fenêtres murées, son électricité coupée, mais qui, malgré l’avis d’expulsion en bonne et due forme qu’ils ont reçu, refusent obstinément de quitter les lieux…Tout un monde émouvant de petites gens qui n’acceptent pas d’être déracinées comme de mauvaises herbes, exilées loin de ce vieux quartier où elles ont toujours vécu et qu’elles aiment profondément…
Malgré quelques longueurs et quelques partis-pris un peu manichéens, ce documentaire constitue, à double titre, un très beau moment de cinéma. C’est d’abord un témoignage poignant sur l’agonie d’un monde urbain extraordinairement chaleureux, mais condamné, à plus ou moins long terme, à disparaître… Mais c’est aussi la revigorante chronique d’un quartier en lutte, d’un Belleville rebelle par tradition, qui refuse d’être sacrifié aux fausses exigences du progrès et aux appétits bien réels du profit. Leur combat courageux se terminera d’ailleurs par un happy end, puisque les habitants finiront par avoir, au moins provisoirement, gain de cause face à l’avidité des promoteurs, à l’aveuglement des technocrates et aux manœuvres des politiciens.
Babelville, documentaire de Philippe Baron, 58 minutes, 1993, production Melimelo et Point du Jour.