Dès les années 1930, la mafia nord-américaine caressait le rêve d’un Eldorado – un pays dont les autorités lui seraient entièrement acquises et laisseraient se développer librement toutes ses activités illicites aux Etats-Unis : jeu, vie nocturne prostitution et alcool. Cuba figurait déjà alors en bonne place dans la liste limitée des candidats potentiels. Un moment freiné par la terrible répression anti-mafieuse de la fin des années 1930 puis par la guerre, ce projet put commencer à se réaliser à partir de 1946. Avec la bienveillance d’autorités cubaines corrompues, au premier rang desquelles on trouve bien sur le dictateur Fulgencio Batista, revenu au pouvoir en 1952, les mobsters américains, sous la direction de Meyer Lansky, transformèrent alors la Havane en un vaste lieu de plaisirs de toutes sortes pour touristes nord-américains à la recherche de sensations fortes. Night-clubs, hôtels-casino et maisons closes fleurirent alors dans toute la ville – jusqu’à ce que Fidel Castro et ses barbudos ne sifflent en 1959 la fin de la récréation.
S’il on représente habituellement cette ère prérévolutionnaire sous les traits les plus déplaisants – oppression politique, inégalités sociales, corruption, abaissement moral, dépendance vis-à-vis de l’étranger – on ne peut nier qu’elle eut aussi certains aspects plus positifs : d’une part, une réelle expansion économique alimentée par le tourisme de masse ; et, d’autre part, une période d’extraordinaire floraison artistique liée aux besoins de l’industrie des loisirs nocturnes. De grands night-clubs comme le Sans Souci ou le Tropicana servirent alors de cadre à de magnifiques revues de music-hall, tandis que les orchestres de Benny Moré et de Damaso Perez Prado inventèrent de nouveaux styles musicaux comme le Mambo ou le Cha Cha Cha, transformant la Havane en capitale contestée de la musique tropicale.
C’est cette histoire en forme de paradoxe que nous conte l’excellent ouvrage de T.J. English. Des sources d’une grande précision, une assez riche iconographie, un style fluide et vivant font de ce livre un précieux document de référence sur la capitale cubaine des années 1950, ses mobsters et ses lieux de divertissement. Il regorge également d’anecdotes et de scènes distrayantes : Sinatra en porteur de valises pour le boss mafieux Lucky Lucciano, Meyer Lansky amoureux d’une belle cubaine, Batista savoureusement campé en dictateur populiste et corrompu, le cabaret Tropicana et ses nuits fabuleuses, plus un règlement de comptes bien sanglant entre gangsters … Bref, le livre peut se lire aussi bien comme une très sérieuse étude historique que comme un projet de scénario pour film noir. Le fait que l’intrigue (si l’on peut dire) se déroule simultanément sur deux tableaux (les progrès de la révolution castriste et la mise en place du système mafieux à la Havane) ajoute encore au rythme haletant de l’ouvrage qui s’achève bien sûr par le crépuscule des dieux de la pègre et l’arrivée des barbudos à la Havane au matin du 1erjanvier 1959.
Fabrice Hatem
English, T.J., 2007, Havana Nocturne, éd Harper, 396 pages