Dans mon jeune temps, j’étais (entre autres) spécialiste en économie industrielle. J’ai tiré de cette expérience quelques conclusions simples mais claires. La principale est qu’il est inutile de prétendre faire des innovations industrielles extraordinaires si l’on ne dispose pas au départ d’une base de production solide pour des produits ordinaires ou des « commodities ». Par exemple, inutile de prétendre fabriquer des avions de combat du futur ou des voitures électriques dernier cri si l’on ne peut s’appuyer sur une industrie métallurgique locale puissante produisant de grandes quantités d’acier ou d’aluminium de tous types. En d’autres termes, l’innovation ne se fait pas seulement dans les centres de recherche, elle a besoin de grands ateliers en état de fonctionnement pour devenir réalité. Elle a aussi besoin de filières industrielles locales à peu près complètes pour se concrétiser de manière autonome. Elle s’enracine dans un humus de compétences acquises, dont elle va recombiner les éléments pour faire quelque chose de nouveau. Prétendre le contraire, en suggérant que l’innovation existe en quelque sorte par elle-même et peut partir de rien pour s’enraciner dans rien, c’est juste faire preuve d’une arrogante méconnaissance des réalités techniques fondamentales de l’industrie, en laissant croire que l’ingéniosité d’une équipe de recherche hyper-diplômée ou d’un inventeur malin peut sans problèmes remédier aux lacunes de la base productive.
Or aujourd’hui, la déperdition de la base industrielle française – phénomène déjà vieux d’un demi siècle – est en train de s’accélérer de manière dramatique. Pour ne prendre qu’un exemple, la France, qui produisait 27 millions de tonnes d’acier en 1974, en a produit seulement 14 millions en 2019. Et l’actuelle crise de l’énergie est en train d’inciter les industriels à fermer massivement les derniers haut-fourneaux en activité, sans même parler des aciéries électriques étranglées par le coût du KWh. A titre de comparaison, la Chine produit annuellement plus de 950 millions de tonnes d’acier et la Turquie, près de 35 millions.
Or, sans une substantielle production locale de produits de base (et de composants), il est juste ridicule et vain de prétendre réanimer l’industrie française « par l’innovation ». Tout simplement parce qu’une fois ladite « ‘innovation » sortie de la planche à dessin, on va très vite s’apercevoir qu’on manque de tous sortes de semi-produits, de composants et même de compétences techniques de production pour en faire une réalité. Par exemple, on sera obligé d’importer l’acier de Turquie, les composants électroniques de Chine et les roulements à bille de je ne sais où pour pouvoir construire l’extraordinaire char de combat du futur destiné à nous protéger des menaces extérieures (Turques ? Chinoises ?)…
J’accuse donc le discours sur « la réindustrialisation par l’innovation » d’être un énième cache misère, un énième discours de déni masquant la réalité de notre effondrement industriel. Non que je ne croie pas à l’innovation bien sur. Mais il ne faut simplement pas inverser l’ordre des choses. L’innovation a besoin pour se concrétiser d’une base productive au départ saine et dynamique qu’elle pourra alors stimuler de l’intérieur. Par contre, prétendre remédier à l’actuel effondrement de notre industrie par une innovation venue du ciel, cela revient à peu près au même que de réunir sur le pont du Titanic en train de couler un groupe de travail chargé de réfléchir sur le paquebot insubmersible de demain. Cela tient simplement du discours incantatoire destiné à calmer les gens et à masquer la gravité de la situation.