17 février 2021
Je monte souvent en haut de la Butte Montmartre pour écrire des poèmes et lire des livres dans mon studio de la Rue des Trois Frères.
Là-bas, j’ai une voisine dont la maison est peuplée de chats. Il y a deux ou trois ans, j’ai eu une histoire d’amour avec l’une de ses pensionnaires, qui s’appelle Mam’selle Lili. Mam’selle Lili est une petite boule de poils noirs toute ronronnante et caressante. Avant, lorsque je rentrais dans l’immeuble, j’allais directement dans la cour pour lui dire bonjour. Je l’appelais « Lili, Lili ??? », et elle bondissait tout de suite de sa fenêtre du rez-de-chaussée pour se frotter contre mes jambes, me faire plein de mamours et sauter dans mes bras. Ensuite, elle me suivait ou plutôt me précédait dans l’escalier.
Arrivée avant moi au premier étage, elle se couchait par terre et se glissait entre les barreaux de la rampe pour me réclamer des caresses. Puis elle me suivait chez moi pour me tenir compagnie en ronronnant dans la boite en carton qu’elle avait élu pour résidence secondaire. Ce n’était même pas intéressé de sa part : je n’avais rien à lui donner à manger. Elle m’aimait bien, c’est tout. Elle avait un béguin pour moi, comme une vraie gigolette montmartroise.
Et puis, un jour, j’ai appelé Lili dans la cour et elle n’est pas venue. J’ai continué pendant des mois à l’attendre, mais non, plus rien. Visiblement, cette infidèle avait brutalement cessé de m’aimer et m’avait plaqué comme ça, du jour au lendemain, comme si je n’étais qu’un vulgaire chat de gouttière. Elle a dû trouver un autre voisin plus à son goût. Cette trahison félino-féminine m’a rendu très triste.
Alors, je me suis consolé en allant écouter Basile jouer « La complainte des infidèles » sur les marches de la place Emile Goudeau. La place Emile Goudeau est une très jolie placette triangulaire tout en pente, à mi-chemin entre la place des Abbesses et la place du Tertre. Elle a de gros pavés disjoints, des marronniers qui éclatent de verdure au printemps et où pleins d’oiseaux peuvent alors venir faire leur nids, de jolis bancs publics verts et une fontaine Wallace (qui fuit). Pour les snobs et les amoureux d’histoire, c’est aussi là que se trouve le Bateau Lavoir, où Picasso inventa le cubisme il y a plus d’un siècle maintenant, en prenant pour modèles des gigolettes montmartroises (humaines) de l’époque. Il y avait été précédé, plusieurs décennies plus tôt, par Musset et Georges Sand qui abritèrent quelques temps leurs amours dans une petite masure qui est toujours là, au coin de la rue d’Orchampt.
Mais revenons à Basile. Basile est un vieil accordéoniste roumain, arrivé en France il y a une vingtaine d’années. Enfin quand je dis « vieux », c’est une façon de parler : il a le même âge que moi (63 ans), donc bien sûr, il n’est pas vieux !!! Mais enfin, il a les traits marqués, les cheveux blancs, et il marche avec une canne (je n’en suis pas encore là). Tous les matins, même quand il fait très froid, il se déplace depuis Pantin pour venir s’asseoir au coin des marches de la place Emile Goudeau et jouer tous les vieux airs que j’aime bien : « La complainte de la butte », « La foule », « Les feuilles mortes », « Le temps des cerises », etc.
Comme cela m’émeut énormément, je m’assois près de lui pour l’écouter. Il a une drôle de façon de jouer : il a un rythme approximatif, télescope un peu les mélodies, et surtout mélange celles-ci dans une sorte de pot-pourri déglingué, sans fin et sans commencement. Mais c’est très musical et surtout incroyablement poétique : ce vieil accordéoniste qui joue des vieux airs sur les veilles marches d’une vieille place pour des vieux messieurs émus qui se rappellent leur jeunesse…
L’autre jour, en l’écoutant, j’ai vu passer deux chiens du quartier. Il y avait Capitaine, le chien de mon amie N., et Chewbaka, la chienne de mon amie I. N. et I. sont de très vieilles dames qui habitent dans les derniers vrais ateliers du Bateau-lavoir ayant échappé à l’incendie de 1970, à l’entrée de la rue d’Orchampt. Quant à Capitaine, c’est vieux bâtard noir en blanc, qui a bien dépassé ses dix printemps de chien et ne paye pas trop de mine, avec son poil douteux et sa queue pas très propre à force de traîner dans les caniveaux du quartier.
Mais Capitaine a un cœur de jeune homme, ou si vous préférez de jeune chien : il est amoureux de Chewbaka. Chewbaka est une vieille chienne très laide aux allures de boxer – même si en fait, de l’aveu même de ses maîtres, c’est elle aussi une bâtarde, fruit des libres amours d’une chienne gigolette et d’une chien gigolo montmartrois de pedigree indéterminé depuis plusieurs siècles sans doute. Mais cela ne les empêche pas de s’aimer vraiment beaucoup. Dès que Chewbaka sort faire ses courses avec sa maîtresse I., Capitaine gratte à la porte de sa maison pour pouvoir la suivre. Alors, sa maîtresse N. lui ouvre la porte et il sort se promener avec son amie.
Ils passent alors devant Basile qui est en train de jouer une jolie chanson d’amour montmartroise. Je ne prétends pas qu’ils s‘arrêtent pour l’écouter, mais enfin cette chanson leur est quand même un peu destinée même si ils n’en comprennent sans doute pas bien les paroles.
Il faut avouer que Capitaine et Chewbaka ne sont pas aussi mélomanes que Tamina, la jolie chatte aux yeux verts de ma vieille cousine de la place des Ternes. Chaque fois que celle-ci se met au piano, Tamina se précipite et grimpe en haut du piano pour l’écouter. Elle aime bien Satie et Mozart, mais son air favori, c’est « La mer » de Claude Debussy. Alors, quand ma cousine joue « La mer », Tamina saute sur le clavier pour essayer de faire un 4 mains ou plutôt un 2 pattes-2 mains avec sa maîtresse. Cela n’est pas très concluant musicalement (au grand dam de Tamina d’ailleurs) mais je vous assure que cet animal essaye VRAIMENT de jouer de la musique. L’autre jour, elle a même réussi à jouer plusieurs mi bémols de suite avec sa patte droite pour accompagner ma cousine.
Mais laissons cette élégante chatte musicienne des beaux quartiers pour revenir aux amours plébéiennes de Capitaine et Chewbaka. Capitaine a vraiment le béguin pour son amie. Parfois, au milieu de la nuit, vers trois heures du matin, il aboie très fort parce qu’il veut aller dormir avec Chewbaka dans l’atelier d’à côté. En général, on ne lui cède pas quand même, mais il arrive que, de guerre lasse, il ait gain de cause. Ce n’est peut-être pas aussi discret que les amours de Georges Sand et de Musset, ni aussi mélodieux que lorsque Rubinstein répétait ses concerts dans la villa d’en face, mais enfin, c’est un vrai amour, très profond et très sincère.
D’ailleurs Chewbaka a une moralité bien plus affirmée que cette infidèle de Mamz’elle Lili qui m’a fait tant souffrir en m’abandonnant pour les croquettes d’un voisin. L’autre jour figurez-vous qu’un très beau chien de race au pelage magnifique lui a fait une cour très assidue sur la place. C’était un chien de traineau de type Husky, je crois, dont la superbe n’avait d’égal que celle de son maître bobo récemment installé dans un grand duplex refait à neuf du quartier.
Eh, bien figurez-vous que Chewbaka ne l’a même pas regardé. Elle est restée totalement indifférente à cette perspective de promotion sociale inespérée et a tourné le dos à son riche prétendant pour rejoindre Capitaine qui l’attendait placidement à quelques mètres de là, sans douter une seconde de la fidélité de son amie. Quelle loyauté !!! Pendant un moment, j’ai envié le sort de ce vieux chien de Capitaine : lui, au moins, n’a pas été trahi…
J’en ai été quitte pour écouter Basile jouer « Mon amant de Saint-Jean » en pensant tristement à Mamzelle Lili l’infidèle…. =�7/@�