Le roi était à l’agonie.
Quelques jours auparavant, à la sortie de la messe, il avait été saisi d’un flux de poitrine. Il avait tout même voulu aller à la chasse, comme toutes les relevées. Mais à son retour, il grelottait et toussait tant qu’il avait dû s’aliter.
Malgré les saignées et les purges, son état depuis n’avait cessé d’empirer, et, au bout de huit jours de souffrances, le corps de cet homme autrefois si vigoureux n’était plus que celui d’un vieillard décharné.
Tout sa vie, il avait été un roi courageux et habile. Il avait réussi, par la ruse et la témérité, à soumettre ses grands vassaux et à éviter l’invasion de son pays par l’Anglais. Il avait même su terrasser, sans même le combattre lui-même, son pire ennemi le duc de Bourgogne en payant les redoutables montagnards suisses pour lui livrer bataille.
Mais le roi avait peur de la mort.
Il se réfugia tout d’abord dans l’aile la plus reculée du château en ordonnant qu’on lève le pont-levis et qu’on barricade toutes les portes pour empêcher la camarde d’entrer. Mais son état ne s’améliora pas.
Alors, il ordonna que l’on double, puis que l’on triple la garde autour de sa chambre. Mais il sentait chaque jour un peu plus l’ombre de la mort se pencher sur lui.
Alors, il ordonna que des messes soient dites, quatre fois par jour, dans toutes les églises du pays, pour obtenir la miséricorde divine.
Pour prier, les paysans n’allèrent plus cultiver les champs, et les bourgeois fermèrent leurs boutiques.
Bientôt, la vie s’arrêta dans tout le pays. La disette menaçait.
Mais le roi, malgré tout cela, allait de plus en plus mal. Il demandait, tremblant de peur, à son confesseur :
– Mais pourquoi la mort ne recule-t-elle pas ? N’ai-je pas fait tout ce qu’il fallait pour l’éloigner de moi ? N’ai-je pas mobilisé toute ma garde ? N’ai-je pas fait sonner toutes les cloches du pays ? N’ai-je pas demandé à tous mes sujets d’implorer pour moi la miséricorde divine ?
Le confesseur ne répondait rien, exhortant simplement le roi au repentir et à l’obéissance devant la volonté de Dieu.
Puis, une nuit, il se glissa près du lit du roi.
– Que faites-vous ici à cette heure, mon père ? Demanda le roi inquiet.
– Je ne suis pas le père François, Sire. Je suis la Mort.
Le roi tressaillit de peur. En observant, malgré sa fièvre, le visage de son interlocuteur, il s’aperçut en effet, qu’il n’avait pas les traits habituels du prélat, mais ceux d’une très belle jeune femme, pâle et triste toutefois.
– Mais non, tu n’es pas la mort. La Mort est un spectre décharné, et toi tu es belle et tu sembles bonne.
– Qui t’as dit que j’étais un être méchant et monstrueux ?
– J’ai vu ton image sur les murs de mes églises.
– Mais ceux qui m’ont représentée ainsi m’ont-ils vu une seule fois pendant qu’ils vivaient, avant que je les emporte ?
– Ils t’ont représentée à l’image des cadavres qui se putréfient.
– Mais cette putréfaction n’est qu’une étape nécessaire. Elle permet que la matière dont ils étaient composés redevienne fleurs, oiseaux et jeunes filles.
– Mais n’as-tu aucune pitié d’emporter comme tu le fais les jeunes enfants comme les vieillards et de faire mourir le fils avant sa mère ?
– J’obéis moi-même à Dieu et la nature. Et d’ailleurs, n’est-ce pas toi qui me livre aujourd’hui l’enfant avant sa mère en empêchant les paysans de semer et les marchands de vendre le grain parce que tu les oblige à prier sans cesse pour ton salut ?
– Mais je ne veux pas mourir !!!
– Mais pourquoi ne veux-tu pas mourir ? La chair dont tu es fait n’est-elle pas celle des anciens vivants à qui j’ai permis de renaître dans ta chair ? Comment es-tu devenu Roi, sinon par la mort de ton propre père ? N’as-tu pas profité des plaisirs de la vie, en mangeant les animaux que j’ai fait mourir pour qu’ils te rassasient et en les tuant toi-même dans tes chasses ? N’as-tu pas fait mourir aussi beaucoup de soldats pour agrandir ton royaume ?
– Mais j’ai fait bien attention que ce soient des soldats étrangers !! J’ai pas contre épargné à mon peuple les horreurs de la guerre !!
– Pour moi, il n’y a pas d’étranger. Je parle à chaque homme sa propre langue quand je viens lui annoncer que son temps sur terre est écoulé.
– Et tu es venue pour ne dire cela ?
– Je suis venue pour te dire qu’il n’est pas encore temps de mourir pour les enfants et les mères que tu réduis à la disette par ton égoïsme. Laisse ton peuple vaquer à ses occupations, je ne veux pas de tous ces gens que tu m’offres en holocauste.
– Mais, si tu m’épargne, si tu me laisse vivre encore un peu, je te donnerai tous ce que tu désires : des prières, des écus, des châteaux…
– La mort ne désire rien. la Mort, c’est la fin du désir.
– Aies pitié de moi, je t’en prie. Laisse-moi encore voir le ciel, écouter le chant des oiseaux…
– Mais n’ai-je pas pitié de toi en t’épargnant les souffrances de ta maladie ?
Alors, la Mort prit le roi par la main, et lui dit doucement, presque tendrement :
– Tu vois bien que je ne suis pas méchante. Je fais ce pourquoi j’ai été créée. C’est à toi d’accepter que tu n’es pas éternel et que tu dois bientôt partir avec moi. Ni toi ni moi ne pouvons rien contre cela.
Puis la mort disparut, ou peut-être le Roi cessa-t-il de délirer pour s’endormir d’un sommeil profond.
Le lendemain, il appela son confesseur pour lui demander l’extrême-onction. Puis, quelques heures plus tard, il rendit paisiblement son dernier souffle en bénissant sa famille et son peuple.
Celui-ci pleura alors quelque temps son vieux roi disparu. Puis il acclama le nouveau Roi, son jeune fils dans la force de l’âge. Les paysans se remirent à labourer, les marchands rouvrirent leurs boutiques, et, bientôt, d’abondantes récoltes permirent de chasser la disette et de ramener la prospérité dans le pays.