C’est bon !! Désormais je suis heureux et libre.
Libre d’aller habiter dans ma petite bicoque de Lozère pour écrire mes poèmes auprès de la femme que j’aime.
Libre, mais ruiné. Finies, mon entreprise de communication, mon compte en banque confortable, mon beau six pièces parisien, mes notes de frais généreuses…
Les impôts ont tout ratiboisé !!
Tout, sauf ma petite maison perdue dans les montagnes et quelques dizaines de milliers d’euros, assez pour voir venir quelques temps…
… Comme ça, je pourrai peut-être échapper à leurs drones, à leurs bracelets électroniques, au martèlement de leur propagande et au stupide productivisme dans lequel j’avais fini par perdre ma vie.
J’abord, je vais écrire un beau roman d’amour.
Ou plutôt, je vais vous raconter la très belle et très étrange histoire qui vient de bouleverser ma vie.
La voilà, en deux mots.
J’avais fondé une petite entreprise de communication. Avec les années, elle avait peu à peu grossi, et j’avais développé un beau portefeuille de clients institutionnels.
Des grosses sociétés pétrolières dont j’étais chargé de mettre en valeur les soi-disant efforts en faveur des énergies vertes.
Des mastodontes de la distribution avec leurs soi-disant programmes d’aide aux petits producteurs locaux.
Des constructeurs automobiles qui avaient mis sur le marché des « voitures électriques propres », en fait trois fois plus chères et polluantes que les diesels ordinaires.
Des ministères qui avaient fait voter de gros budgets de communication pour faire savoir qu’ils avaient lancé de superbes programmes de transition énergétique consistant à défigurer les paysages par l’installations d’éoliennes hideuses aux frais du contribuable.
Cela me plaisait bien, ce travail. Mes budgets confortables me permettaient de mettre en œuvre les techniques les plus sophistiquées de manipulation. Tous les retours d’impact montraient l’efficacité de mes campagnes. Mon entreprise était désormais considérée comme l’une des plus efficaces en matière de diffusion des mensonges institutionnels. Le gouvernement était même sur le point de me confier un gros contrat de communication destiné à lutter contre les fake news.
Et puis, arriva ce maudit contrôle fiscal.
En fait, des contrôles, j’en avais déjà eu par le passé. Mais je m’en étais toujours plutôt bien sorti. Au fond, mes comptes étaient à peu près en règle, et les inspecteurs n’avaient pas trouvé beaucoup de grain à moudre en matière de redressements.
Mais, cette fois-ci, les choses n’allaient pas se passer aussi bien.
Je reçus donc un beau jour, selon la procédure habituelle, une lettre recommandée m’annonçant la venue prochaine d’un inspecteur chargé de contrôler mes comptes.
Une certaine Anne-Sophie Malgoire.
Sans m’inquiéter outre mesure, je m’apprêtai donc, avec mon expert-comptable, à recevoir la visite de cette inspectrice.
Et voilà que, le jour venu, je vis débarquer chez moi une superbe brune aux yeux verts, parée de tous les atouts susceptibles de faire tourner la tête de n’importe quel contribuable normalement constitué.
Et en plus, souriante et sympathique avec ça !!!
Vous savez, des jolies femmes, dans le milieu de la communication, on en trouve à la pelle.
Au point que j’avais fini par me fabriquer en la matière un cuir un peu dur. Je n’allais tout de même pas me laisser tourner la tête par n’importe quelque étudiante de troisième année de l’Ecole de la Communication et du Marketing Digital !!! Je m’étais trop souvent laissé prendre à ce jeu stérile dans mes premières années professionnelles pour continuer à perdre mon temps avec ces fredaines !!!
Mais, voir apparaître une inspectrice des impôts aussi charmante, cela m’avait pris en quelque sorte par surprise : je ne m’y attendais pas, je n’avais pas dressé mes défenses… Et mon cœur a été pris d’assaut, comme ça, d’un seul coup, un vrai blitzkrieg dans ma tête…
Ce que je ne savais pas, c’est qu’un piège m’avait été tendu.
Les profileurs psychologiques des services de redressement fiscaux de Berçy avaient en effet montré que les fraudeurs perdaient quelque peu leurs moyens de défense et de dissimulation lorsqu’ils étaient confrontés à un inspecteur sympathique et sexuellement attractif.
La direction générale des impôts avait donc constitué, dans le plus grand secret, deux brigades volantes spéciales : l’une, composée de très jolies femmes, pour traquer les entrepreneurs dans la force de l’âge ; et l’autre, composé de beaux types bodybuildés, pour faire rendre gorge aux vieilles rombières richissimes.
Et Anne-Sophie Malgloire était un membre éminent de cette équipe d’élite.
Grâce ses formes avantageuses et à ses sourires engageants, elle avait déjà réussi à faire rendre gorge à une bonne poignée d’employeurs au noir, de propriétaires sous-estimant honteusement la valeur de leurs biens immobiliers et de détenteurs de discrets comptes en Suisse. Ceux-ci, se croyant sur la voie du bonheur suprême, avait soudain vu dégringoler sur eux toutes sortes d’injonctions, de sommations, de redressement et de commandements dont ils étaient sortis à demi-ruinés.
Et notre héroïne avait aussi à son actif la fermeture d’une bonne dizaine de restaurants et autres ateliers semi-clandestins qui avait entraîné au total la perte de près de 200 emplois.
Elle tirait une légitime fierté de ces hauts faits d’armes fiscaux, qui lui avait permis de faire rentrer dans les faits l’idéologie anti-patriarcale et anticapitaliste dont elle était pétrie jusqu’au bout des ongles. Voir la tête déconfite de ces sales patrons ruinés au moment où ils croyaient pouvoir la mettre dans leur lit avait plus d’une fois provoqué en elle une jouissance proche de l’orgasme. Sans compter les primes et promotions substantielles que lui avaient valu ces belles réussites.
Et elle comptait bien recommencer avec moi.
Moi, pauvre mâle innocent, qui ne songeais désormais qu’à jouer les galants avec ma charmante inspectrice tombée du ciel de Bercy.
D’autant que sur le plan fiscal, j’étais à peu près sûr d’être en règle.
J’admirais donc sans retenue pendant des jours entiers – à la dérobée tout de même – sa chevelure magnifique et sa tombée de reins époustouflante tandis qu’elle s’escrimait en vain sur mes livres de compte et mes relevés bancaires pour y trouver la faute qui lui permettrait d’engager une procédure de redressement.
Parfois, elle me demandait une précision, un renseignement : je me précipitais alors pour lui répondre de la manière la plus aimable. Au point qu’au bout de quelques jours, nos relations devinrent de plus en plus cordiales. Très vite, elle accepta un premier café. Puis, à mesure que mon innocence apparaissait de plus en plus certaine, nos échanges devinrent plus nombreux, plus longs, prenant un tour plus intime… Je lui parlais des anecdotes amusantes de mon travail, des gens célèbres que j’avais rencontrés, et même de ma petite maison en Lozère. Elle avait l’air intéressée….
Mais les meilleures choses, même les contrôles fiscaux, ont une fin, et un soir, ma contrôleuse bien-aimée passa une tête dans mon bureau :
– J’ai presque fini de vérifier vos comptes. Je crois que tout est en règle. Demain, je viendrai vérifier quelques dernières liasses comptables et je vous donnerai quitus.
Ce fut pour moi comme un coup de poignard.
– Mais après, vous ne reviendrez plus ?
– Pourquoi faire ? Ma mission est terminée. Je n’ai rien trouvé. Vous devriez être content, non ?
– Oui, mais, je m’étais un peu habitué à votre présence… On ne peut pas se revoir à titre privé ? Vous ne voulez pas que je vous invite au restaurant la semaine prochaine ?
Elle me regarda d’un air bizarre, mais sans agressivité. Un moment, j’eu l’impression qu’elle hésitait.
– Non, je ne peux pas, c’est contre notre déontologie. Désolée…
Et elle partit, avec, je l’aurais juré, un air de tristesse sur le visage…
J’étais paniqué. Si je ne faisais rien, je n’allais plus revoir cette fille !!! Il fallait absolument que je trouve quelque chose…
Et là, je commis la plus grande folie de ma vie.
Après avoir longuement hésité, je m’emparais des quelques liasses restant à contrôler qui traînaient sur le bureau de l’inspectrice. Des documents d’importance très secondaire, et par ailleurs, je le savais, parfaitement en règle.
Après les avoir feuilleté, j’allais chercher dans mon bureau une petite brochure publicitaire que j’avais reçue quelques mois plus tôt de mon avocat fiscaliste. Elle vantait les prestations d’une banque située dans les îles Caïman, qui offrait à ses clients d’intéressantes garanties en matière de secret bancaire, moyennant un emboîtement de sociétés-écrans particulièrement opaque passant par le Luxembourg et Jersey.
Sur le moment, je n’y avais pas accordé grande attention.
Mais, avec ce simple papier, je pouvais gagner au moins quinze jours. Elle ferait des vérifications, demanderait des précisions, solliciterait même des entretiens en tête-à-tête avec moi… De toutes manières, au bout du compte, elle ne trouverait rien. Et ça me laisserait un peu de temps pour l’amadouer…
Je glissais donc la brochure des îles Caïman au milieu de la liasse comptable, et replaçai le tout sur mon bureau.
Mon stratagème fonctionna, au-delà même de toutes mes espérances. Le lendemain, après avoir consciencieusement épluché les liasses, Anne –Sophie (vous permettez que je l’appelle Anne-Sophie ?) vint me voir en fin de journée dans mon bureau :
– Tout va bien ? Vous venez me dire au revoir ? Lui demandais-je d’un air faussement détaché, mais le cœur battant.
– Non, il y a un problème. Vous n’avez pas de compte aux îles Caïman, par hasard ?
Chouette !! Mon stratagème avait fonctionné.
– Non pourquoi ? Dis-je d’un air faussement inquiet.
– Ecoutez, il y a des éléments nouveaux. Il faut que je reprenne tout le contrôle à zéro.
– Ah ! Bon ? Et ça va prendre longtemps ?
– Avec les vérifications que je vais lancer auprès des autorités bancaires, il y a en a pour un bon mois, au moins… Vous allez devoir me supporter plus longtemps que prévu.
– Pas de problème, prenez vos aises, dis-je en tentant de cacher mon soulagement. Le bureau est à votre disposition pendant tout le temps que vous voudrez.
Commença alors, pendant quelques semaines, un étrange ballet entre nous.
Anne-Sophie avait pris l’habitude de rentrer l’improviste dans mon bureau, pour des raisons qui, à vrai dire, me semblaient un peu étranges. Parfois, c’était pour me redemander un dossier qu’elle avait déjà consulté à plusieurs reprises ; parfois, pour me questionner sur des voyages que j’aurais fait dans les Caraïbes ; parfois, pour solliciter un éclaircissement sur une note de frais… Je répondais à toutes ses questions, avec souvent des digressions très personnelles sur mon expérience des danses cubaines ou sur les spécialités culinaires de la Brasserie Lipp, qu’elle écoutait apparemment avec beaucoup de patience, en me regardant rêveusement, accoudée sur mon bureau. Parfois, nous consultions, côte à côte, mes comptes bancaires pendant de longues heures dont je ressortais grisé de son parfum et brûlant de désir. J’avais aussi l’impression –mais était-ce mon imagination – que ses jupes raccourcissaient de jour en jour, tandis que son décollé s’échancrait…
Un jour, je lui glissais un petit poème d’amour au milieu du livre de compte qu’elle était en train d’éplucher. L’observant à la dérobée, je vis légèrement rougir en lisant le papier. Mais rien, aucune autre réaction de sa part. Sauf que, lorsqu’elle vint me voir le lendemain pour vérifier un détail comptable, je constatai qu’elle avait posé sur ses yeux un mascara qui la rendait vraiment irrésistible.
Au bout de quelques jours, je n’y tins plus, et je me jetai sur elle pour l’embrasser alors que nous étions penchés ensemble su un extrait de comptes. Elle me rendit mon baiser avec fougue. Et, après avoir fermé la porte de mon bureau à double tour, nous fîmes fiévreusement l’amour par terre, sur un épais lit de livres de comptes et de fiches de salaires jetés en vrac sur le sol.
En se relevant, elle me dit, presque au bord des larmes :
– J’ai quelque chose à te dire.
– Ah oui ?
Alors, elle m’avoua tout. La brigade des amazones fiscales. Le piège qu’on lui avait demandé de me tendre. Ses mensonges initiaux. Puis l’évolution de ses sentiments envers moi. La façon dont elle avait fini, lasse sans doute d’une trop longue solitude, par tomber sincèrement amoureuse. Les prétextes qu’elle avait fiévreusement cherché pour pouvoir passer de longs moments avec moi dans mon bureau. Puis, la brochure des îles Caïman, dont elle avait tout de suite compris qu’elle n’avait d’autre but que de la faire rester plus longtemps près de moi. La manière dont elle avait berné son chef de service, en lui faisant croire qu’elle était sur un « coup » très important afin qu’il prolonge sa mission…
Désormais, nous avions tout le temps pour nous aimer….
Elle arrivait le matin, faisait semblant de consulter quelques documents, puis se précipitait dans mon bureau, où nous restions enfermés pendant des heures entières, pour parler et faire passionnément l’amour…
Au point que mon travail commença à s’en ressentir.
La contestation contre les mensonges des sociétés pétrolières et des grands groupes de distribution prit de l’ampleur dans l’opinion.
Des groupes de citoyens de plus en plus actifs se formèrent contre l’implantation des éoliennes.
Et, finalement, le service d’information du gouvernement confia à une société concurrente son grand contrat de communication contre les fake news.
Je m’en fichais, j’étais heureux avec Anne-Sophie.
Mais cela n’allait pas durer très longtemps.
Inquiet de l’inhabituelle durée de l’inspection, le service de contrôle fiscal dont elle dépendait commença à demander des précisions sur l’avancement de mon dossier.
Dans l’urgence, nous dûmes bâtir ensemble quelques pseudo-indices destinés à justifier sa présence à mes côtés : ici, un ordre de paiement faussement trafiqué ; là, une feuille de paie pas totalement en règle.
Cela nous permit de gagner encore un peu de temps.
Mais un matin, à l’heure où Anne arrivait habituellement, je vis entrer à sa place trois nouveaux inspecteurs du fisc : un petit maigrichons aux allures de Goebbels, un gros costaud en costume rayé et un jeune efflanqué en stage de fin d’études.
A partir de là, ce fut la curée. Toutes les fausses preuves insignifiantes que j’avais forgées se retournèrent contre moi. En quelques semaines, ils bâtirent un dossier en béton pour fraude fiscale et travail au noir.
Et même pas moyen de contacter Anne-Sophie : sans doute étions-nos sous écoute, et le moindre appel privé l’aurait compromise…
… J’en vins d’ailleurs à penser, devant son silence, qu’en fait elle avait peut-être été complice de ma mise en accusation…
… jusqu’au jour, où, quelques mois plus tard, je sortis du tribunal. J’étais lourdement condamné pour fraude fiscale, mon entreprise mise en faillite, mon appartement parisien saisi pour payer amendes et redressements.
J’étais désespéré. Tout ma vie était foutue l’en l’air !!!
Mais alors que je tournai, tête basse, sur le quai de l’Horloge en lorgnant vers la Seine, tenté par un plongeon libérateur, j’entendis un klaxon insistant.
C’était Anne-Sophie qui m’attendait.
– Monte !! J’ai donné ma démission !! J’en avais marre du sale rôle qu’on me faisait jouer !!
– Qu’est-ce tu vas faire, maintenant ?
– De la peinture sur bois. J’ai un peu d’argent devant moi. Et toi ?
– Franchement, je ne sais pas, j’ai tout perdu. Il ne me reste que ma petite maison de Lozère. Je vais peut-être y rester un an ou deux pour écrire des romans…
– Et si on allait y habiter ensemble ?
– Bon d’accord !!
Et voilà comment je suis devenu, après avoir presque tout perdu, l’homme le plus heureux du monde.
Et, comme nous ne gagnons presque rien, nous avons même tous les deux droit au RSA !!
Fabrice Hatem (Sur une idée originale de Jack Przybylski.)