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Bibliographies et comptes-rendus de lecture

Del Canto y el Tiempo

CantoSiteArgeliers León (1918-1991), fut et reste encore l’un des plus grands spécialistes des musiques populaires cubaines. Rédigé en 1984, quelques années avant sa mort, Del Canto y el Tiempo peut être considéré comme le couronnement de son oeuvre, où il expose en un peu plus de 300 pages le résultat d’une vie de recherche sur le sujet. Dans la version que j’ai eue sous les mains (en l’occurrence une traduction en italien), l’ouvrage se compose de deux tomes, dont le premier est plutôt consacré aux musiques traditionnelles et le second aux développements plus récents, propres au XXème siècle (Mambo, Nueva trova, musique et cinéma, etc.).

Le premier volume, qui fait l’objet de cette fiche bibliographique, est lui-même divisé en six chapitres qui chacun font référence à un genre particulier de la musique folklorique cubaine : Yoruba, Bantú, Abakuá, Guajira, Son, Rumba. Ceux-ci sont précédés d’une passionnante introduction où l’auteur, suivant visiblement une méthode inspirée du marxisme, dresse un impressionnant panorama historique de l’évolution de la musique populaire de son pays depuis le début de la colonisation espagnole, mettant en lumière ses liens avec l’évolution des modes de production, des formations sociales, et de l’occupation de l’espace. Il y décortique notamment le lent processus par lequel le folklore cubain s’est progressivement enrichi par l’intégration d’éléments culturels allogènes liés aux apports successifs de populations d’origines diverses.  Il montre par exemple que le développement de la culture afro-cubaine, liée à l’existence d’une économie de plantation esclavagiste, ne s’est pas faite  dès les débuts de la colonisation espagnole, mais à partir du XVIIème et surtout du XVIIème siècle, lorsque s’est largement répandue la culture de la canne à sucre nécessitant la présence d’une importante main d’œuvre constituée en l’occurrence d’esclaves noirs.

Deux chapitres, respectivement consacrés au Son et à la Rumba, ont plus particulièrement retenu mon attention dans le contexte de la préparation de mon prochain livre sur les liens entre cultures populaires d’Amérique latine et marginalité sociale. Concernant tout d’abord le Son, Argeliers León montre comment l’apparition de cette musique à la fin du XIXème siècle – après d’ailleurs une très longue gestation étalée sur plusieurs centaines d’années – est liée au déplacement, à l’époque des guerres d’indépendance, des populations rurales vers l’arrière-pays semi-montagneux de l’Oriente et à son concentration dans de petits bourgs.

Il montre également comment cette expression musicale, qui trouve des racines très anciennes dans la romance espagnole accompagnée par les cordes pincées (guitare, devenue le tres à Cuba), a été progressivement métissée d’influences africaines – polyrythmie, alternance chœur-soliste, improvisation – pour en faire le genre syncrétique que nous connaissons aujourd’hui. Une évolution qui n’est d’ailleurs pas propre à l’Oriente cubain, mais s’est déroulée simultanément dans d’autres lieux des Caraïbes, pour donner naissance des musiques cousines, appartenant à ce que l’auteur désigne par le terme de « complexe du son » : Tamborrito à Panama, Porro en Colombie, Plena à Porto-Rico, Merengue à Haïti, Sucu-Sucu dans l’île des Pins, etc.

Le Son s’est ensuite transformé au rythme des évolutions sociales et de la géographie humaine du pays, abandonnant par exemple certains instruments traditionnels d’origine rurale, comme la Marimbula africaine ou la Botija espagnole, pour intégrer le Bongo puis, dans les années 1920, la trompette et la contrebasse caractéristiques des orchestres de Son dit « urbain ».

Le chapitre consacré à Rumba décrit également le phénomène de syncrétisme entre une racine africaine dominante (sécularisation de polyrythmies d’origine religieuse) et des apports européens (influence du Flamenco..) qui va donner naissance à la Rumba. Mais celle-ci, est avant tout, selon Argeliers León, une création « sui generis » spécifique au pays, même si elle s’est construite à partir d’emprunts à des folklores allogènes. Avant même de désigner un genre musical particulier, le terme Rumba évoque en effet dans le parler courant cubain l’idée de fête collective. Et c’est pour « faire la fête » que populations d’origines diverses qui se côtoyaient dans les barracones des plantations esclavagistes puis dans les ingenios post-esclavagistes, enfin dans les faubourgs pauvres des ports de Matanzas ou la Havane, ont mis en commun leurs différents patrimoines folklorique pour créer ce genre propre à Cuba que l’on appelle aujourd’hui la Rumba.

Mais faut-il parler de LA rumba ou DES rumbas ? L’auteur, en effet, insiste sur les origines distinctes des différentes formes de Rumba : D’un côté, la Colombia, d’origine rurale, dansée par les travailleurs des champs au moment par exemple de la récolte de canne à sucre, la zafra ; de l ‘autre, le Yambu et de Guaguanco, nés dans des « Solar » miteux des ports où s’entassait un prolétariat urbain métissé, et elles-mêmes issues d’une assez longue lignée d’expressions urbaines : coros de Clave et de Guaguanco, chants de travail des artisans, enfin Rumba dites « del Tiempo de España », petites pantomimes amusantes et coquines datant de la seconde moitié du XIX siècle.

Cet ouvrage de grande qualité, enrichi par une riche iconographie, fait comprendre sans dogmatisme comment les évolutions sociales et économiques de Cuba ont été reflétées dans celle de la culture populaire du pays. Mais, c’est aussi un livre de musicologie, enrichi par de nombreuses reproductionsde partitions, et qui décrit de manière très détaillée les instruments et les structures des différents genres dont est constitué le folklore cubain. On peut de ce fait le considérer comme l’un des ouvrages les plus exhaustifs et les plus fouillés jamais publié sur ce sujet.

Fabrice Hatem

Argeliers León, Del Canto y el Tiempo, Editorial Letras Cubanas, 1984, 327 pages

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