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La dictature insidieuse

The demon in democracy : existe-il une tentation totalitaire dans les démocraties libérales ?

ImageDans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse – Entre totalitarisme et chaos  », je compte évoquer l’existence de tendances totalitaires diffuses dans la société française d’aujourd’hui. L’ouvrage du polonais Ryszard Legutko, The demon in democracy, vient renforcer cette thèse en établissant un parallèle audacieux entre les anciens systèmes communistes et les actuels régimes dits « libéraux-démocratiques » aujourd’hui dominants en Europe. Tous deux affichent en effet, selon l’auteur, la volonté utopiste de libérer l’homme des ténèbres du passé et des oppressions anciennes pour forger une société nouvelle. Tous deux n’admettent de la part du citoyen qu’une seule forme de loyauté politique, à savoir celle l’unissant de manière exclusive à l’Etat, porteur de ce projet émancipateur. Tous deux estiment légitime d’utiliser la contrainte pour réformer la société, ou encore de dicter à l’homme ce qu’il doit penser et comment il doit se comporter pour s’adapter à la modernité telle qu’ils la conçoivent. Toutes deux refusent une quelconque remise en cause de leur idéologie du progrès, et diabolisent les pensées conservatrices déviantes, systématiquement assimilées au fascisme, au racisme, au passéisme rétrograde ou à la xénophobie. « Contrairement à ce que pensent beaucoup de gens, le monde moderne libéral-démocratique n’est pas si différent, dans beaucoup d’aspects importants, du monde dont l’homme communiste rêvait, et qu’en dépit de ses énormes efforts, il n’a pas réussi à construire dans le cadre des institutions communistes ».

Malgré d’intéressantes fulgurances, cette thèse ne m’a cependant pas entièrement convaincu du fait des raccourcis elliptiques et des schématisations outrancières sur lesquels s’appuie trop souvent l’auteur.

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Ancien militant du mouvement d’opposition anticommuniste Solidarność, Ruszard Legutko est aujourd’hui une figure importante du parti conservateur Droit et Justice actuellement au pouvoir en Pologne, et député de ce parti au Parlement européen. Dans cet ouvrage, il cherche à mettre en lumière la convergence profonde existant, selon lui, entre les anciens régimes communistes et ce qu’il appelle les « libéral-démocraties » actuellement au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe. Une convergence dont il analyse les mécanismes dans cinq domaines principaux, correspondant aux cinq chapitres de son ouvrage : l’histoire, l’utopie, la politique, l’idéologie et la religion.

Histoire. Les régimes communistes et libéral-démocrates ont en commun une conception  de l’histoire comme processus de modernisation, d’émancipation et de progrès vers une société idéale dont il faut hâter l’avènement : justice et égalité pour les premiers, liberté individuelle et émancipation des groupes soi-disant opprimés pour les seconds. Tous deux parlent avec le même amour du « peuple », tout en n’ayant aucune hésitation à briser par la force les mouvements sociaux spontanés qui s’opposent à la mise en œuvre de leurs projets utopiques. Tous deux  éprouvent le même mépris pour les opposants conservateurs, d’emblée discrédités comme rétrogrades, qui ne méritent même pas qu’on débatte avec eux, et qui doivent simplement être mis hors d’état de nuire, car faisant obstacle aux irréversibles progrès de l’histoire. Tous deux se caractérisent dans la pratique par un abaissement des aspirations morales et culturelles (aliénation des individus par la consommation ou les loisirs de masse, affaiblissement des exigences morales liées à la foi religieuse), conduisant à un idéal de vie médiocre, matérialiste et vulgaire. Tous deux font référence à une idéologie invasive des « droits de l’homme », érigeant a priori la «dignité » de l’être humain en dogme, sans l’associer à aucune notion d’effort, d’accomplissement, d’obligation ou de mérite personnel – Alors même que cette « dignité »  ne constitue pas, selon l’auteur, un droit naturel associé au simple fait de vivre, mais une reconnaissance sociale dont jouissent certains individus méritants du fait de leurs talent, de leurs efforts, et de leurs accomplissements.

La libéral-démocratie est par ailleurs, comme le communisme, internationaliste. Dans les régimes communistes, cette orientation s’incarnait dans le Comecon ou l’internationale prolétarienne. Dans les libéral-démocraties du Vieux continent, c’est l’Union européenne qui tient ce rôle, avec son monopole politique illégitime, coupé des peuples et de la représentation populaire. Les souverainetés nationales et le jeu de la démocratie y sont restreints par la mise en place de structures supranationales contrôlées par des dirigeants non élus, non responsables devant un Parlement, et toutes prêtes à ne pas respecter les résultats d’un vote démocratique qui ne leur conviendrait pas (rejet en France, par référendum, du projet de Constitution européenne en 2005, mais entérinement de celui-ci par les exécutifs à l’occasion du traité de Lisbonne en 2007). N’éprouvant aucun respect pour les héritages nationaux, méprisant tout ce qui s’oppose à l’orthodoxie libérale-démocrate, la toute-puissante magistrature politique bruxelloise et son armée de bureaucrates peuvent alors imposer leur libéralisme culturel aux nations européennes à travers une avalanche de législations. Les spécificités des Etats-nations sont ainsi écrasées au nom du progrès et de la modernité. « La libéral-démocratie est un puissant mécanisme unificateur, effaçant les différences  entre les peules et imposant une uniformité d’opinions, de comportements et de langage. »

Utopie. Le communisme comme la libéral-démocratie sont des utopies refusant les alternatives politiques. Elles partagent un même caractère totalitaire en ce sens qu’elles aspirent toutes deux à contrôler l’ensemble des aspects de la vie sociale. L’équivalent de l’utopie communiste est constitué dans les libéral-démocraties par la croyance aux vertus du libre marché et de la démocratie. Celle-ci est présentée comme le seul système politique possible, contre lequel il convient de s’abstenir de la moindre critique. Or, la démocratie possède des défauts intrinsèques qui ont été souligné depuis longtemps par des penseurs libéraux comme Tocqueville ou Stuart Mill. Ce régime, en encourageant l’uniformité de la pensée et le grégarisme des comportements, posséderait en effet selon eux un potentiel tyrannique et oppressif. Cette tendance dangereuse pourrait cependant être tempérée, affirme Stuart Mill, par l’injection d’une bonne dose de libéralisme. D’où l’invention du concept de « démocratie libérale », opposé à celui de « démocratie totalitaire », dont la terreur révolutionnaire française constitua l’archétype.

Mais, au cours du dernier demi-siècle, ce régime de démocratie libérale aurait été peu à peu perverti, selon Legutko, par l’influence de groupes de pression minoritaires cherchant à faire valoir leurs droits auto-proclamés et leurs intérêts spécifiques. Les militants féministes et homosexuels ont en particulier diffusé une « pensée unique » de l’émancipation par le multiculturalisme. Ce courant idéologique a fourni à son tour un opportun prétexte à l’Etat pour intervenir largement dans tous les aspects du fonctionnement social (éducation, famille, etc.). Cette intrusion à caractère de plus en plus totalitaire a progressivement réduit les libertés individuelles au nom du progrès tel que le concevaient ces groupes de pression minoritaires (politiques de parité entre les sexes, lutte contre les discours de haine ou contre l’homophobie, violence domestique, etc.). « Au bout de ce processus, l’Etat dans la démocratie libérale cesse d’être une institution poursuivant le bien commun, mais un otage de groupes qui le considèrent seulement comme un instrument de changement pour défendre leurs intérêts ». Il s’en trouve ainsi délégitimé aux yeux de la majorité, même si celle-ci continue, dans une attitude consumériste, à prétendre bénéficier de ses bienfaits : « on peut considérer comme un paradoxe le fait qu’un homme libéral-démocrate attend toujours plus d’un Etat qu’il respecte de moins en moins ».

Politique. Les régimes communistes comme les libéral-démocraties promettent l’avènement d’un monde sans politique, alors qu’en fait ils politisent la vie quotidienne. Dans le régime communiste, l’individu est sommé d’approuver sans réserve les slogans du parti et de participer aux manifestations d’enthousiasme collectif organisées par celui-ci, tout en lui abandonnant entièrement la responsabilité de l’action politique. Dans les régimes libéral-démocrates, c’est, certes, à des représentants élus à l’issue d’élections pluralistes que le citoyen délègue le soin de la politique. Mais, comme leurs anciens homologues communistes, ces dirigeants libéraux sont en fait avides d’accumuler des pouvoirs toujours plus grands pour régir la vie des gens dans le moindre détail. De plus, ils sont presqu’aussi intolérants que les communistes, puisqu’ils limitent leur bienveillance libérale à ceux qui partagent leurs opinions soi-disant éclairées, les opposants conservateurs et patriotes étant par contre ostracisés. D’où un danger d’appauvrissement de l’offre politique, de perte du caractère pluraliste du système multipartisan, et de naissance d’une nouvelle orthodoxie multiculturaliste.

Après 1968, les idées de la gauche culturelle (libération des groupes opprimés, etc.), sont en effet progressivement devenues dominantes, portées par un activisme politique à grande échelle. On a ainsi abouti à un projet politique de restructuration de la société par l’action étatique, autour des idées de libération des mœurs, de valorisation de la diversité, etc. Dans ce projet de modernisation par le haut, un rôle très faible a été dévolu aux formes communautaires non-étatiques (famille, religion…) dans la mesure où l’on craignait que celles-ci ne forment un môle de résistance à la modernisation imposée par l’Etat. Elles  ont donc été sommées d’accepter les nouvelles règles libérales fixées par celui-ci.

Par ailleurs, le multiculturalisme donne une identité politique fictive à de nouveaux groupes sociaux, transformés en confréries de solidarité militante voire en quasi-partis auxquels les individus sont sommés d’appartenir de par leur origine ethnique, leur sexe, leur orientation sexuelle, etc. Ces groupes militants font ensuite voter, grâce à une activité très efficace de lobbying, des lois concrétisant leur agenda politique tout en permettant à l’Etat d’intervenir en profondeur dans la vie des gens. Certains groupes réputés « discriminés » en retirent alors d’immenses privilèges, tandis que les institutions traditionnelles, comme la famille ou l’église, en sont affaiblies.

La libéral-démocratie affiche également son goût pour le dialogue et la coopération – surtout avec les minorités organisées d’ailleurs -, mais seulement si cela ne menace pas la domination de l’idéologie « mainstream ». Cela implique donc de faire pénétrer, au besoin par la contrainte, la culture de la coopération, du dialogue et du respect dans chaque recoin de la société. Tous les comportements sociaux deviennent alors l’objet d’une forme de surveillance politique, y compris le langage et l’humour. Et on en arrive très vite au règne du politiquement correct et à la répression de la pensée anti-multiculturaliste : on commence à voir le diable réactionnaire partout, comme au temps du communisme. Et il ne manque pas alors de commissaires politiques et de dénonciateurs zélés, souvent surgis des rangs des lumpen-intellectuels, pour faire prévaloir le nouvel ordre des choses en pourchassant les déviants.

Au bout de ce processus invasif, tous les aspects de la vie personnelle sont désormais politisés, en particulier dans sa dimension la plus intime : la sexualité. Le rejet de la domination patriarcale soi-disant exercée par les hommes sur les femmes, la reconnaissance de l’homosexualité comme une pratique entièrement légitime, deviennent ainsi des dogmes intangibles. Quant à la valorisation du plaisir et du bonheur individuels comme fins ultimes de l’existence, elle conduit à une exigence de satisfaction immédiate des besoins sexuels, comme s’il ne s’agissait là que d’un simple acte de consommation échappant désormais à toute injonction morale. La libération sexuelle devient alors une arme de destruction massive de la vieille société et de ses normes, tout en n’aboutissant in fine qu’au vide du sens et au désespoir.

Idéologie. Dans les régimes communistes comme dans les libéral-démocraties, l’idéologie apparaît comme l’auxiliaire d’un pouvoir coercitif. Elle a en effet pour fonction essentielle de porter la suspicion sur tout ce qui est déviant par rapport aux dogmes sur lequel le pouvoir dominant assoit sa légitimité, et vis-à-vis desquels est exigée une croyance aveugle, sous peine pour le contrevenant d’être considéré comme un imposteur et un traître. Mais comme cette idéologie est, du fait de son caractère mensonger, en décalage profond vis-à-vis de la réalité vécue par la population, le régime s’efforce de créer par des mots ou des images factices un monde virtuel différent de l’univers véritable dans lequel vivent les gens. Ceux-ci sont bien sur dissuadés par le régime de poser les questions gênantes ou d’évoquer les faits réels qui pourraient mettre à mal les dogmes idéologiques et révéler l’inanité du monde de fiction qui a été créé de toutes pièces pour légitimer ceux-ci. Cette oppression mentale génère chez l’individu une attitude grégaire consistant à se fondre dans les opinions du groupe, à abandonner toute pensée critique personnelle et à réciter comme un mantra le credo dominant.

Dans les régimes communistes, l’idéologie était clairement identifiable sous la forme du discours marxiste. Elle est également présente dans les libéral-démocraties contemporaines, quoique sous une forme moins structurée et visible : celle du multiculturalisme. Les événements de Mai 1968 ont en effet déclenché une révolution culturelle et morale, qui s’est transformée en un multiculturalisme de plus en plus injonctif, avec notamment le développement d’une activité artistique et universitaire « politiquement corrects » diffusant ces valeurs sur une large échelle.

Les deux idéologies ont plusieurs points communs. Tout d’abord, l’égalitarisme. Celui-ci, poussée jusqu’à l’absurde par le communisme, y a mené au despotisme. Mais il est également très présent dans les sociétés libérales-démocratiques où la recherche sans fin de l’égalité conduit à un nivellement par le bas.

Un autre point commun entre les deux systèmes est  constitué par la haine des valeurs et institutions traditionnelles : famille, nation, religion. Le communisme avait voulu les briser entièrement. Et ce sont elles, au contraire qui ont donné aux peuples, plus encore que les idées droits-de-l’hommistes, la force de renverser les dictatures communistes. L’Union Européenne, malgré ses valeurs libérales-démocrates dont elle se réclame avec véhémence, n’a au contraire jamais vraiment combattu les régimes collectivistes, s’accommodant aisément d’une collaboration avec eux. Se parant des plumes du Paon, elle a ensuite revendiqué la chute du communisme comme si le mérite lui en revenait, tout en continuant à combattre, comme lui, les valeurs traditionnelles de foi, de morale et de patriotisme. Une attitude qui démontre la collusion de fait entre ces deux types de régimes totalitaires. Et qui laisse penser, à l’inverse, que c’est avant tout en puisant dans leurs valeurs et leurs croyances traditionnelles, ainsi que dans leurs identités nationales, que les sociétés européennes peuvent trouver la force de résister à l’oppression totalitaire, hier du communisme, aujourd’hui de la libéral-démocratie.

Religion.  Les régimes communistes et libéral-démocrates ont tous deux cherché à brider la religion et à réduire son influence. Le rôle du christianisme dans la formation de la civilisation occidentale a été nié, son influence a été attaquée partout. Face à cette attitude de rejet, les tentatives de compromis de certains dirigeants religieux, sous la forme d’un soi-disant « dialogue » avec l’Etat, ont toujours échoué : la religion a été systématiquement contrainte à des concessions unilatérales, sommée de renoncer à ses propres croyances pour adhérer aux dogmes de l’idéologie dominante, tout cela contribuant à un spectaculaire affaiblissement du christianisme. Cet effacement de la transcendance religieuse et de l’exigence morale qui lui est associée risque aujourd’hui de conduire au règne de la médiocrité générale, « où l’homme se confond avec le système et le système se confond avec l’homme. »

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Cet intéressant ouvrage a suscité en moi quelques réserves majeures.

La première est liée à l’identité incertaine de l’adversaire désigné par l’auteur. Par « libéral- démocratie » – un terme qui n’est d’ailleurs jamais défini dans l’ouvrage de manière précise et concise  – Legutko fait en effet référence, me semble-t-il, à deux objets bien distincts : d’une part, une réalité institutionnelle et économique, à savoir le couplage entre un régime de démocratie pluraliste et un système d’économie de marché, progressivement instauré au fil des siècles dans les pays d’Europe occidentale, et immédiatement adopté par les pays d’Europe de l’est après la chute du mur ; et d’autre part, une réalité politique et idéologique, à savoir la combinaison de multiculturalisme, d’ouverture internationale, d’intégration européenne, de libéralisme économique et de solidarité étatisée qui semble désormais faire consensus entre les partis de centre-droit et de centre-gauche au pouvoir dans la plupart des pays d’Europe depuis quelques décennies.

Or, l’auteur laisse planer dans son livre un flou permanent entre ces deux aspects. Il passe par exemple sous silence la réalité des clivages politiques – autrefois très violents, même s’ils sont aujourd’hui fort atténués – qui opposaient il n’y a pas encore si longtemps encore les partis de gauche et de droite dans les démocraties ouest-européennes. Il abolit toute perspective historique dans la description des « libéral-démocraties » qui n’ont en effet acquis que récemment certains des traits qu’il leur prête, à commencer par leur récente dérive multiculturaliste. Il établit une fausse équivalence entre une véritable idéologie totalitaire, à savoir le marxisme qui faisait autrefois peser sa chape de plomb monolithique sur les sociétés communistes sans tolérer la moindre contestation, et la coalescence hétérogène de mouvements d’idées pseudo-progressistes qui exercent actuellement leur influence espérons-le éphémère sur la scène politique européenne. Il passe enfin sous silence la rémanence d’importantes spécificités nationales entre les différents pays d’Europe sur toutes les questions précédentes – spécificité dont témoigne, entre autres, le fait que ce sont justement des partis très conservateurs, et non des coalitions libérales-démocrates, qui exercent actuellement le pouvoir dans plusieurs pays de l’Est, dont notamment, en Pologne, le mouvement politique auquel appartient l’auteur, Droit et Justice. Cette posture myope et ce schématisme de pensée donnent au discours de Legutko une teinte légèrement paranoïaque. La mouvance ultra-conservatrice dont il fait partie y est en effet présentée comme victime d’une sorte d’immense complot idéologique allant des communistes au centre-droit – bref de tous ceux qui ne partagent pas ses propres convictions. Cette obsession obsidionale décrédibilise quelque peu des analyses par ailleurs stimulantes.

D’autre part – et Legutko commence d’ailleurs par le reconnaître lui-même avant de se laisser emporter par sa propre rhétorique -, il est parfaitement excessif d’assimiler les démocraties libérales d’aujourd’hui aux anciennes dictatures communistes, tant les différences sont flagrantes – à l’avantage des premières bien entendu. Certes, on peut être agacé – comme je le suis moi-même – par les excès d’une idéologie multiculturaliste qui rejette avec trop de brutalité dans la catégorie honnie des « populistes de droite » tous ceux qui ne partagent pas ses options pro-diversitaires et son hostilité aux valeurs traditionnelles. Mais on ne peut nier que les démocraties libérales présentent un certain nombre de caractéristiques fondamentales – liberté d’expression, pluralisme politique, prospérité économique – qui les font nettement préférer aux régimes communistes d’antan. Confondre les deux types de régimes dans la même vindicte anti-totalitaire relève dans ces conditions d’une forme d’imposture intellectuelle.

L’argumentation de Legutko présente de plus un aspect au mieux obscur, au pire inquiétant, lorsqu’il nous explique que la démocratie n’est pas le seul type de régime capable de garantir les libertés publiques ou le pluralisme politique, et que d’autres systèmes pourraient lui être substitués, comme par exemple cet étrange régime « républicain » qu’il évoque, mélange de démocratie, d’aristocratie  et de monarchie, et dont on ne comprend pas très bien le mode de fonctionnement :  S’agit-il d’une sorte de démocratie autoritaire placée sous le contrôle d’un exécutif fort ? D’une démocratie limitée où le pouvoir du suffrage universel serait contrebalancé par d’influence d’une oligarchie des talents ? L’auteur ne répond pas clairement à ces questions. Il ne montre pas non plus de manière convaincante en quoi ces propositions au demeurant très floues permettraient de mettre fin aux dérives supposées des démocraties libérales sans écorner passablement les libertés et droits politiques qu’elles nous garantissent.

Enfin, la structure même du livre présente un caractère quelque peu répétitif qui le fait parfois davantage ressembler à une rumination vindicative qu’au développement logique d’une pensée articulée.  L’idée, par exemple, que les opinions conservatrices sont systématiquement ostracisées et délégitimées dans les régimes libéraux-démocrates est répétée de manière quasiment obsessionnelle, non seulement à chaque chapitre, mais aussi à chaque section, voire même à chaque page du livre, ce qui en rend d’ailleurs la lecture parfois fastidieuse.

Il n’en reste pas moins que cet important ouvrage met en lumière l’urgente nécessité d’opposer, dans tous les pays d’Europe, une alternative conservatrice et patriote crédible au gauchisme culturel qui s’est aujourd’hui infiltré jusque dans les partis de la droite gouvernementale, menaçant à brève échéance de détruire les bases mêmes de la civilisation occidentale par ses préconisations insensées.

Ryszard Legutko , The demon in democracy, Totalitarian temptations in free societies, Encounter Book, New York / Londres, 182 pages, 2016 /2018

Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse – Entre totalitarisme et chaos », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.

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