Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », j’évoquerai l’hypothèse d’une possible dérive totalitaire de l’Etat en France, imputable selon moi à la logique intrinsèque d’un gonflement sans fin de l’Etat-providence. L’intérêt de l’ouvrage de Grégoire Chamayou, « La société ingouvernable » est qu’il partage avec moi cette crainte d’une dérive autoritaire de l’Etat, tout en l’imputant à une cause diamétralement opposée à celle que j’envisage : à savoir l’instrumentalisation de l’Etat aux fins de réprimer les forces d’opposition à l’offensive néo-libérale qui serait selon lui actuellement en cours. En dépit de ce désaccord radical, cet ouvrage à la tonalité gauchiste m’a néanmoins permis de raffiner ma propre thèse en proposant en particulier une typologie très séduisante – d’ailleurs en partie inspirée des auteurs libéraux qu’il dénonce – des différents types d’articulation possibles entre régimes politiques et modes de régulation économiques. Il m’a aussi aidé à comprendre que les politiques d’Etat dans les démocraties libérales contemporaines ne doivent pas s’analyser, de façon simpliste, comme la mise en œuvre logique d’un programme d’action cohérent, s’inspirant d’une idéologie unique et bien définie (néolibéralisme, social-démocratie, etc.). Elles constituent au contraire la résultante d’un jeu complexe de stratégies d’influences et de jeux d’intérêts, pouvant conduire à des compromis boiteux et inefficaces, voire à une forme d’incohérence, des actions contradictoires entre elles pouvant être simultanément mises en œuvre dans les différents segments de l’action publique en fonction de la configuration des lobbys dominants et des rapports de force.
La thèse centrale de l’ouvrage est la suivante : confronté à partir des années 1970 à une poussée contestataire multiforme, le système capitaliste aurait été alors contraint d’inventer de nouveaux modes de gouvernement pour surmonter cette crise et assurer sa pérennité. Si beaucoup de ces évolutions concernent la gestion de l’entreprise et de ses relations avec son environnement – humain, réglementaire, etc. -, d’autres touchent à un possible dérive des régimes démocratiques vers une forme de libéralisme autoritaire. C’est à ce dernier thème que je consacrerai l’essentiel de ce compte-rendu, après avoir très rapidement résumé le reste de l’ouvrage. Un ouvrage dont les analyses, concernant essentiellement le cas des Etats-Unis, s’appuient sur une très ample connaissance critique de la pensée néo-libérale et managériale contemporaine [1]
– Face à la montée de la contestation ouvrière, les entreprises ont tenté de mettre en place de nouvelles stratégies de contrôle sur leurs salariés, tout en hésitant entre la carotte et le bâton : renforcement du régime disciplinaire, précarisation du statut salarial et instrumentalisation de la peur du chômage, lutte contre les syndicats, enrichissement des tâches, participation…
– La dichotomie croissante entre propriétaires et dirigeants de l’entreprise a donné une nouvelle vigueur à la critique de la légitimité des actionnaires et de leurs profits. Elle a également ouvert la possibilité de possibles divergences d’intérêt entre managers et actionnaires. Pour répondre à ces défis et réaligner les stratégies managériales sur la valeur actionnariale, deux voies ont été privilégiées : 1) transformer les managers en actionnaires par les systèmes de stock-options ; 2) les discipliner et les contrôler par la sanction constante des marchés boursiers, qui réévaluent en permanence la valeur capitalistique de l’entreprise – révélateur de la capacité des managers à satisfaire les objectifs de profit des actionnaires – en fonction de ses résultats.
– Les attaques de natures politique contre la légitimité du système capitaliste et du libre marché ont conduit les entreprises à une contre-offensive idéologique : discours auto-justificateurs (communication, propagande, publicité…), thématique de la responsabilité sociale de l’entreprise, présentation de celle-ci comme un lieu de coopération et de relations contractuelles volontaires entre différents acteurs, justification du profit comme rétribution d’une fonction globale de contrôle dévolue à l’actionnaire, etc.
– Ces attaques ont pris notamment la forme de campagnes de boycott, souvent de dimension internationale, qui ont elles-mêmes appelé des réponses spécifiques : stratégie de négociation visant à diviser les opposants, campagnes de contre-propagande, idée que l’entreprise est au cœur d’un large réseau de « parties prenantes » internes et externes dont chacune est censé trouver son bénéfice dans ce partenariat…
– La montée des exigences écologiques ont donné naissance de nouvelles menaces de régulation. Les entreprises y ont réagi par le développement d’une stratégie de lobbying visant à freiner la mise en place de ces régulations ou à les démanteler (édiction de codes de bonne conduite non contraignants, argumentaires pro-business, propositions de dérégulation..), par l’instrumentalisation de ces régulations comme une nouvelle source d’activités et de profits (mise en place de marchés des droits à polluer), enfin par la responsabilisation / culpabilisation du consommateur sommé de payer plus cher le même service au nom de l’écologie…
Mais, au-delà des problématiques propres aux firmes, se pose également la question plus globale de la « gouvernabilité de la démocratie libérale », ou plus exactement de sa compatibilité à long terme avec un régime de libre-entreprise. Pour Friedrich Hayek, par exemple, le totalitarisme est « inscrit comme un fatum dans les dérives intrinsèques de notre système étatique et de notre Etat-providence ». En réponse aux demandes en constant accroissement d’aide publiques et sociales, l’Etat neutre du XIXème siècle libéral serait de ce fait en train de se transformer en un Etat total [2]. Une tendance plus particulièrement inscrite dans la tradition de démocratie totalitaire issue de la révolution française, qu’Hayek oppose en cela à la démocratie libérale à l’anglaise (voir tableau ci-dessous).
Typologie des régimes de gouvernement selon Hayek
Politique / Economique |
Libéralisme |
Totalitarisme |
Démocratie |
Démocratie libérale |
Démocratie totalitaire |
Autoritarisme |
Autoritarisme libéral |
Autoritarisme totalitaire |
Bref, selon Hayek, la démocratie illimitée mène au socialisme.
Cette position est partagée par les théoriciens de l’école dite « du choix public » (James Buchanan…). Ceux-ci considèrent que « l’hypertrophie à leur yeux grandissantes de l’Etat-providence n’est pas un phénomène contingent mais l’effet normal du marché électoral ». En effet, les électeurs pauvres ayant intérêt à l’augmentation des aides sociales sont structurellement plus nombreux que les électeurs riches ayant intérêt à la réduction des impôts.
Même à l’extrême-gauche, certains auteurs développent des analyses similaires. Nicos Poulantzas met par exemple en garde contre la venue d’un « étatisme autoritaire-social » qui, au, déclin relatif des institutions de la démocratie politique et à la restriction draconienne et multiforme de l’ensemble de ces libertés dites « formelles », ferait correspondre un « accaparement accentué par l’Etat de l’ensemble des domaines de la vie économico-sociale ».
La question lancinante qui se pose aux auteurs néo-libéraux est alors la suivante : comment maintenir dans le cadre d’une démocratie libérale un régime économique, le capitalisme, fondé sur de fortes inégalités de patrimoines et de revenus, alors que la majorité des électeurs pense avoir intérêt à la réduction de ces inégalités Pour garantir le libéralisme dans les affaires économiques et sociales, un gouvernement politiquement autoritaire pourrait donc être nécessaire, au moins de manière transitoire, pour juguler les oppositions des groupes politiques opposés au démantèlement de l’Etat-providence totalitaire et à la transition vers ce libéralisme.
Une solution possible, évoquée par des auteurs comme James Buchanan, serait de borner constitutionnellement l’intervention de l‘Etat dans l’économie et dans les questions liées aux inégalités sociales, tout en posant des règles législatives extrêmement strictes en matière d’équilibre budgétaire et de réduction du budget de l’Etat. Ce concept de « démocratie limitée » rejoint l’idée « hayekienne » d’un Etat limité aux fonctions strictement régaliennes, agissant dans ce cadre étroit avec autorité et efficacité, mais qui respecterait en même temps de nombreuses libertés personnelles, en laissant notamment la société s’auto-organiser en matière sociale et économique sans intervention publique.
Mais comment imposer un tel programme néo-libéral face aux oppositions et aux résistances sociales qu’il est susceptible de susciter ?
La première voie est celle de l’autoritarisme politique. N’est-ce pas en effet, au fond, la démocratie elle-même qui serait à l’origine du mal ? Friedrich Hayek s’est par exemple fait le défenseur d’une notion de « dictature transitionnelle ». ? Il semble en particulier avoir vu dans les dictatures sud-américaines des années 1970-1980 le moyen d’assurer une transition vers un capitalisme de marché collectivement efficace à long terme, mais qui dans le court terme exige des ajustements fortement impopulaires. Cette approche autoritaire du libéralisme étant évidemment dénoncée par les auteurs progressistes (Marcuse…) comme une simple manœuvre des milieux patronaux, destinée à maintenir par la force les fondements traditionnels du régime capitaliste.
La seconde solution consiste à jouer sur l’intérêt individuel des acteurs économiques pour les dissuader de s’opposer aux politiques de privatisation, voire les inciter à y participer activement : indemnités de départ généreuses accordées aux fonctionnaires, mise en concurrence des services publics par une offre privée plus avantageuse, suppression des statuts publics épargnant les fonctionnaires les plus anciens, etc.. Les oppositions aux politiques néolibérales sont alors affaiblies et fragmentées.
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Les auteurs de la droite néo-libérale et ceux de la gauche radicale s’accordent paradoxalement sur la dénonciation de l’autoritarisme croissant des Etats démocratiques. Mais si, pour les premiers, ce phénomène résulte logiquement de la dérive totalitaire d’un Etat-Providence rêvant de réguler l’ensemble des mécanismes économiques et sociaux, les seconds l’imputent au contraire à la volonté des politiciens néo-libéraux de museler par la peur l’opposition à leurs politiques de privatisations et de libéralisation des marchés.
Mais, de ces deux visions opposées, est-il obligatoire de choisir ? L’une est-elle nécessairement fausse et l’autre forcément vraie ? Ne peut-on imaginer que, dans le contexte d’une augmentation globale – au moins en France – du poids de l’Etat dans l’économie et de ses moyens d’intervention, cet Etat n’était été tour à tour, et selon ses différents domaines d’action, instrumentalisé dans des sens finalement opposés par les différents lobbys qui s’en disputent le contrôle ? Ne peut-on également imaginer que ces instrumentalisations croisées, ces luttes d’influences perpétuelles aux conséquences incertaines et évolutives – n’induisent dans l’action de l’Etat des formes d’incohérence et d’instabilité, encore aggravées aujourd’hui par une situation d’urgence financière conduisant à inventer toutes sortes d’expédients ?
Bref, entre les stratégies d’instrumentalisation des différents lobbys et le caractère intrinsèquement chaotique de la décision publique, est-il encore possible de prétendre que l’action de l’Etat suive une ligne claire et unique? On bien ce qu’on appelle l’Etat n’est-il qu’une sorte de grande baudruche vide – ou plutôt un ensemble de baudruches vides mal ficelées ensemble, dérivant de manière désordonnée, au gré des vents ou des impulsions données par un groupe d’intérêts ou par un autre, dans des sens incertains, opposés et changeants ?
C’est ainsi que l’Etat français prétend aujourd’hui mener une politique plus écologique tout en se privant des moyens de le faire à travers une privatisation de fait du secteur énergétique (entre autres en organisant le pillage des ressources nucléaires et hydrauliques nationales par des intérêts privés. C’est ainsi qu’il prétend défendre les minorités opprimées en renforçant la dictature du multiculturalisme diversitaire par toutes sortes de lois liberticides tout en aggravant en fait le sort des populations concernées (femmes, immigrés pauvres…) par une politique globale de précarisation des salariés. C’est ainsi qu’il prétend renforcer le caractère redistributif de la fiscalité par une spoliation accrue des revenus moyens-supérieurs, tout en épargnant les très grandes fortunes…
Bref, nous avons affaire à un Etat qui tente de masquer l’augmentation béante des inégalités entre riches et pauvres par une ponction fiscale accrue sur les classes moyennes supérieures. Un Etat qui dissimule l’accroissement de fait de la précarité des populations les plus marginales par un discours multiculturaliste démagogique. Un Etat qui ferait des classes moyennes le bouc émissaire de fait de ses incohérences, de ses mensonges et de ses échecs, condamnées à financer par l’impôt et à masquer par l’interdit la béance de plus en plus immense qui se creuse entre une prétention feinte à un idéal de justice sociale et une acceptation tacite de lois d’airain de la mondialisation néolibérale. Un Etat qui masque par des beaux discours et des mesures cosmétiques son impuissance de fait ? Il n’y a là-dedans, au fond, ni néo-libéralisme ni socialisme. Il y a surtout de l’incohérence, de l’inefficacité, de l’improvisation et une bonne dose de mensonge ou de mauvaise foi pour masquer le tout…
Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, La fabrique, Paris, 330 pages.
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.
[1] Je voudrais à cette occasion exprimer tout ma reconnaissance à cet auteur gauchiste qui n’a offert une présentation particulièrement claire de l’œuvre de grands auteurs ultra-libéraux comme Friedrich Hayek, dont mes intuitions confuses sur l’Etat reflétaient largement les théories sans que je j’en aie encore pris clairement conscience.
[2] Ces analyses, développées au milieu du XXème siècle, se révèlent aujourd’hui à la fois visionnaires et d’une brûlante actualité.