Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse – entre totalitarisme et chaos », je compte exposer l’hypothèse selon laquelle la société française est en train de basculer dans une forme de totalitarisme soft, mélange d’idéologie égalitariste, de spoliation fiscale généralisée, d’interventionnisme public aussi envahissant qu’inefficace, de prolifération législative et réglementaire incontrôlée, de démantèlement progressif des libertés publiques et individuelles… Tout cela provoquant au sein de la population un sentiment de découragement, de dégoût et de révolte.
Je croyais faire en ce sens œuvre originale, jusqu’à la découverte du roman d’Ayn Rand, La grève, un monument de 1336 pages écrit à la fin des années 1950, et où ces thématiques étaient déjà presque toutes présentes. La grève, c’est l’histoire d’une société que le talent et les efforts de ses entrepreneurs avait autrefois rendue prospère, mais qui est progressivement ruinée par un étatisme spoliateur, autoritaire et liberticide masqué sous les oripeaux séduisants de la solidarité.
Avant de présenter le roman, il n’est pas inutile de dire un mot de l’auteur et de sa pensée. Ayn Rand, de son vrai nom Alissa Zinovievna Rosenbaum, née en Russie en 1905, se réfugia au Etats-Unis en 1931 pour échapper au régime communiste. Toute son œuvre sera marquée par l’aversion qu’elle éprouve pour le collectivisme et l’étatisme, et par son adhésion profonde aux valeurs du capitalisme entrepreneurial américain.
En tant que philosophe, Ayn Rand est la fondatrice d’un mouvement philosophique dit « objectiviste », qui conçoit l’Homme (je cite) « comme un être héroïque, dont l’éthique de vie se résume en la poursuite de son propre bonheur, dont l’activité la plus noble consiste en la réalisation de soi, et dont le seul absolu est la Raison.» En corollaire de cet individualisme radical, Rand considère que le seul système économique moralement pertinent est celui du « laissez-faire », du capitaliste intégral. Elle estime par contre que l’étatisme, qui n’est au fond qu’une forme atténuée de collectivisme, est contraire à l’intérêt des individus. Elle préconise donc un Etat minimal, strictement réduit à ses fonctions régaliennes.
Ses idées ont eu une profonde influence aux Etats-Unis, aussi bien au sein des milieux universitaires (anarcho-capitalistes comme Murray Rothbard, libertariens comme Ludwig von Mises, libéraux anti-étatistes comme Friedrich Von Hayek), que parmi les hommes politiques et les dirigeants économiques. A l’exemple d’Alan Greenspan, ancien patron de la banque centrale américaine et grand admirateur d’Ayn Rand, qui disait d’elle : « Elle m’a montré que le capitalisme n’est pas seulement efficace, mais aussi moral ».
Outre ses ouvrages de philosophie politique, Ayn Rand a également exposé ses idées dans plusieurs romans, comme La Source Vive et surtout La Grève, best-sellers qui ont eu un immense retentissement auprès du public nord-américain. Sa grande influence outre-Atlantique contraste étrangement avec sa faible notoriété dans une Europe occidentale sans doute moins disposée à accueillir ses idées ultra-libérales. Il a ainsi fallu attendre 2011 pour que le roman La Grève soit enfin connu du public francophone grâce à l’excellente traduction de Sophie Bastide-Foltz.
La grève se situe dans le cadre intemporel d’une Amérique industrielle qui pourrait être celle des années 1930 comme celle de la fin du XIXème siècle, mais qui constitue surtout un « modèle stylisé » utilisé par l’auteur pour expliciter les mécanismes de sa théorie. Le roman raconte l’histoire de la destruction progressive de la prospérité économique américaine par le développement quasiment pathologique de l’interventionnisme étatique. Celui-ci, sous couvert d’égalité et de solidarité, spolie en effet le fruit de l’effort par l’impôt, désorganise le fonctionnement de l’économie par des réglementations intempestives et décourage le travail par la multiplication des systèmes d’aide. Le sain individualisme des entrepreneurs désireux de s’enrichir et produisant dans ce but des biens utiles aux autres est alors étouffé par les combines malsaines des pillards d’Etat qui conduisent par leur malhonnêteté et leur incompétence le pays à la ruine, à la misère et à l’oppression. Mais les personnes de talent (entrepreneurs, dirigeants industriels, médecins, artistes…) refusant d’être davantage spoliées par ce système inique, décident de s’enfuir pour se réfugier dans une vallée inaccessible des montagnes rocheuses, où elles créent une sorte de société libertarienne idéale sous la direction de leur gourou, John Galt (cliquer ici pour une présentation plus complète du synopsis).
Avant de dire tout le bien que je pense de cet ouvrage, je voudrais d’abord faire état des quelques réserves qu’il a suscité chez moi, à la fois comme œuvre littéraire et comme expression d’une philosophie politique.
Sur le plan littéraire, La Grève n’est pas un chef-œuvre. Ce mastodonte de 1336 pages comporte des longueurs, et notamment d’interminables tirades philosophiques qui plombent parfois la vivacité du récit. Certains éléments du scénario sont peu crédibles, comme par exemple la description de ces entrepreneurs d’industrie autrefois puissants, réfugiés dans leur thébaïde montagnarde aux allures de secte anarcho-capitaliste, et apparemment très satisfaits de leur nouveau statut de petits artisans dans leur village perdu. Les démêlés sentimentaux à rebondissements des principaux protagonistes, et tout particulièrement de l’héroïne féminine, Daggy Taggart, n’ont pas suscité en moi d’émotion profonde.
Par ailleurs, les différents personnages du livre illustrent de manière parfois un peu trop schématique les thèses philosophiques de l’auteur : le capitalisme de connivence prédateur et incompétent (Jim Taggart, Orren Boyle…), l’entrepreneur créateur de richesses (Hank Rearden, Ellis Wyatt…), le chef d’industrie énergique et ses collaborateurs dévoués (Dagny Taggart, Eddie Willers,…), le bon sens populaire reposant sur de saines valeurs de travail et d’honnêteté (Cherry Brooks, Jeff Allen,..), les êtres de talent refusant d’être exploité et privés de leur liberté par l’Etat (Dr Hendricks, Richard Halley…), les bureaucrates pillards et manipulateurs (Westley Mouch…), les scientifiques pervertis par l’étatisme (Robert Stadler, Floyd Ferris…), les intellectuels diffusant une idéologie délétère, hostile à la raison et au mérite individuel (Simon Pritchett…), les activistes de la subversion libertarienne (Francisco d’Anconia, Ragnar Danneskjöld…), enfin, le mythique prophète, omniscient et paré de toutes les vertus, de l’anti-étatisme (John Galt). Reconnaissons malgré tout à l’auteur une imagination prolifique, puisque ce sont ainsi plus de 100 personnages aux profils très divers qui se croisent ainsi dans le roman.
Concernant maintenant la pensée d’Ayn Rand, on peut être gêné par une certaine forme de schématisme et de manichéisme, qui parfois l’empêche de prendre la mesure de la complexité des choses.
Tout d’abord, l’opposition manichéenne entre « bon » capitalisme entrepreneurial et « mauvais » étatisme interventionniste, quoique relativement efficace d’un point de vue littéraire, résiste mal à l’analyse. L’idée « randienne » d’un capitalisme entrepreneurial pur, fondé sur la libre concurrence, relève en effet de la simple chimère. Les dynamiques de marché ont en effet conduit, dans la réalité, le capitalisme à évoluer spontanément vers des formes d’organisation très différentes de celles de l’entreprise individuelle érigée en modèle par l’auteur : constitution d’oligopoles ou de monopoles, apparition d’un capitalisme financier tout puissant, transformation des entreprises en sociétés anonymes dirigées par des managers salariés et non par leurs propriétaires actionnaires. C’est d’ailleurs pour contrer ces évolutions qu’ont été décidées un certain nombre d’interventions publiques destinées, comme les lois anti-trust, non à collectiviser l’économie, mais au contraire à rétablir une concurrence menacée par la dynamique intrinsèque du capitalisme. Une dynamique dont Rand, dans sa vision idéalisée et statique d’une économie de libre-entreprise permettant de satisfaire comme par magie les besoins de toutes les parties prenantes, semble passer sous silence le caractère implacable.
En second lieu, l’état d’esprit des libertariens censés lutter contre l’oppression étatique ne nous rassure en aucune façon sur la nature de la société idéale qu’ils cherchent à créer : violence terroriste ou nihiliste de Francisco d’Anconia et de Ragnar Danneskjöld ; figure charismatique mais inquiétante de John Galt, sorte de gourou paré par ses adorateurs de toutes les vertus et organisant une contre-société coupé du monde, aux allures de secte ; imprécations lancées par Ayn Rand contre les intellectuels et les scientifiques ne partageant pas ses convictions, avec une violence qui laisse planer une certaine crainte sur le sort qui leur serait réservé dans la société utopique qu’elle nous propose d’instaurer…
Enfin, le rôle des mécanismes démocratiques comme freins possibles aux excès de l’étatisme n’est nulle part mentionné. Alors même que la société fictive où se déroule l’action est bien une démocratie représentative et pas une dictature politique, on ne pas trace dans le roman d’un débat d’idée entre partis politiques au programmes différents, d’une opposition légale au pouvoir en place, ou d’une échéance électorale cruciale susceptible d’inverser le (mauvais) cours des choses. Bref, Ayn Rand semble tenir en assez piètre estime, au moins en tant que romancière, les mécanismes démocratiques, ainsi que le sens du compromis qui leur est naturellement associé. Dans son esprit un peu manichéen, il semble qu’il n’existe au fond aucune voie intermédiaire entre l’étatisme extrémiste d’un Westley Mouch et le libertarisme au fond tout aussi extrémiste, même s’il est présenté dans le livre sous des traits plus sympathiques, d’un John Galt.
Mais une fois admises ces limites, il reste à reconnaître les immenses qualités de l’ouvrage, qui décrit de manière extrêmement convaincante « ce qui se passe lorsque la violence de l’État empêche l’esprit de fonctionner, soit directement, soit en poussant (…) les créateurs de richesse à refuser de servir une société qui trouve normal de les traiter comme des esclaves » (Ayn Rand). L’ouvrage est à cet égard bourré de petites fictions qui décrivent avec une précision chirurgicale la manière dont l’interventionnisme étatique, toujours justifié par un discours égalitariste et culpabilisateur, détraque les mécanismes naturels du marché, substituant peu à peu le chômage et la misère à la prospérité. Et ces petites histoires, inventées il y plus de soixante ans, entrent parfois étrangement en résonance avec l’actualité de notre pays, notamment sur les quatre points suivants (qui sont aussi, accessoirement, les quatre chapitre de mon futur livre) :
– Les méfaits de l’interventionnisme étatique. Celui-ci, toujours justifié par des considérations idéologiques séduisantes, ne conduit en fait dans la pratique qu’à des initiatives absurdes, souvent instrumentalisées au bénéfice d’intérêt particuliers, tandis que le simple bon sens est sacrifié à des combinaisons politiques de court terme : désorganisation du trafic ferroviaire du fait de l’incompétence, de l’opportunisme et de l’irresponsabilité des bureaucrates, conduisant à de graves difficultés d’approvisionnement, voire à des accidents tragiques ; activités de production mises à mal par l’édiction de quotas absurdes, de réglementations aberrantes, ou de plans étatiques mal conçus ; entreprises ruinées par des politiques démagogiques d’augmentation des salaires, d’interdiction des licenciements et de blocage des prix ; propriétaires et travailleurs spoliés par la nationalisation des usines ou par une fiscalité arbitraire et confiscatoire…
– La mise en place d‘une société d’oppression et de contrôle. Car l’étatisme est par nature un régime liberticide, reposant sur l’interdiction et la sanction : lourdes peines encourues par les industriels pour le non-respect de politiques absurdes de quotas, de contrôle des prix, de répartition autoritaire de la production ou des ventes ; obligation pour les employeurs comme pour les salariés de respecter leur affectation à un poste de travail déterminé par l’Etat, avec interdiction des licenciements et des démissions sous peine de prison ; détournement du progrès scientifique aux fins de développer de nouveaux outils de répression ; presse et radio aux ordres du pouvoir, occulant les mauvaises nouvelles ou imputant opportunément aux entrepreneurs et aux « riches » la cause des désastres provoqués par le dirigisme étatique afin de préparer les esprits à de nouvelles mesures interventionnistes ; et, in fine, lorsque les dirigeants craignent de perdre le pouvoir du fait de l’échec total de leur politique, arrestation et torture des opposants. Tout cela selon un crescendo bien dosé qui montre comment l’interventionnisme étatique débouche nécessairement, selon une implacable logique, sur le totalitarisme économique et social, puis sur la dictature politique.
– L’instrumentalisation au profit d’intérêts particuliers de théories ou de slogans séduisants mais faux dans leur principe. Les idées de sacrifice, d’altruisme, de partage, d’égalité, conçues par des intellectuels pervertis, justifient en fait le pillage de richesses et de moyens de production honnêtement accumulées par des individus de talent, au profit de bureaucrates avides de pouvoir ; des projets techniquement fumeux, mais activement soutenu par le gouvernement pour des raisons idéologiques, conduisent à des désastres et à des famines ; l’application des règles absurdes du collectivisme (« de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ») a pour conséquence la ruine d’entreprises autrefois prospères en décourageant le travail au profit de comportements d’assistés…
– Enfin, le développement d’attitudes de repli, d’évitement, de clandestinité voire de révolte. Celles-ci touchent toutes les catégories de populations : ouvriers et entrepreneurs refusant de travailler sans récompense du fait de la spoliation fiscale généralisée dont ils sont victimes ; acteurs économiques de toutes catégories contraints de basculer dans l’illégalité – marché noir, travail dissimulé, transactions non autorisées – pour échapper au carcan absurde des réglementations ; personnalités talentueuses décidant de rompre les liens avec un système perverti pour récréer une communauté idéale à mi-chemin entre l’anarcho-capitalisme et la petite économie rurale des pères fondateurs ; activistes libertariens décidant un passage à l’acte violent, avec destruction des moyens de production spoliés ou actes de piraterie visant à récupérer les biens individuels volés par les spoliateurs collectivistes…
Au total, et malgré ses quelques limites, La grève constitue une boite à outils d’une infinie richesse – et d’une totale actualité malgré ses soixante ans d’âge – pour comprendre les dérives totalitaires de notre Etat-Providence contemporain, avec leur cortège de gaspillages, de destruction des libertés et d’appauvrissement. Au point qu’il me faudra redoubler d’efforts pour apporter quelque chose de neuf à cette problématique dans mon prochain ouvrage… Mais, au fond, je suis un peu comme les personnages d’Ayn Rand, j’aime bien les défis, cela me stimule….
Ayn Rand, Atlas Shrugged, 1957, traduction française La grève, Par Sophie Bastide-Foltz, 2011, Les belles lettres, Paris, 2ème tirage 2017, 1336 pages.
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse – entre totalitarisme et chaos », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.