Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », je compte exposer l’hypothèse selon laquelle Il existe – toutes proportions gardées bien sur – un certain nombre de similitudes formelles entre les mouvements soi-disant « émancipateurs » du gauchisme culturel contemporain (multiculturalisme, féminisme, écologie, etc.) et les grandes idéologies totalitaires du passé. J’ai donc procédé, dans cet esprit, à une lecture critique de certains passages de l’ouvrage d’Hannah Arendt, « Les origines du totalitarisme ». Et cela m’a permis de dégager effectivement une dizaines de similitudes intéressantes entre les attitudes de certains mouvements « pseudo-progressistes » d’aujourd’hui et celles des staliniens d’hier. Sans faire pour autant des militants écolos ou féministes d’affreux nazis, ces ressemblances soulignent le fait que, pas plus qu’au début du XXème siècle, les sociétés contemporaines ne sont à l’abri de l’émergence de mouvements totalitaires, sous des formes sans doute nouvelles, mais dont les structures profondes présentent des traits communs avec celles du passé.
Avouons tout d’abord une petite lâcheté : j’ai blêmi lorsque j’ai constaté la taille de l’œuvre maîtresse d’Hannah Arendt : 1630 pages, écrites en petits caractères. J’ai donc cherché un prétexte pour n’en lire qu’une partie. Fort heureusement pour moi, le bon sens est venu au secours de la paresse. Je me suis dit, en effet, qu’un simple résumé linéaire, non finalisé, de ce mastodonte, n’aurait que peu d’utilité pour alimenter mon propre ouvrage. Aussi intéressantes qu’elles puissent être, les réflexions d’Hannah Arendt sur l’antisémitisme et l’impérialisme européen, sur le fonctionnement des régimes totalitaires, ou encore sur le procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, n’ont finalement qu’un lointain rapport avec mes réflexions actuelles sur les risques de dérive totalitaire qui guetteraient aujourd’hui la société française. Il m’a donc semblé plus profitable de me focaliser sur les deux chapitres de l’ouvrage consacrés, d’une part aux conditions d’apparition des mouvements totalitaires, d’autre part aux caractéristiques spécifiques de leurs idéologies et de leur forme d’organisation, pour me poser la question suivante : en quoi ces analyses peuvent-elles s’appliquer la société française d’aujourd’hui ?
Bien sûr, celle-ci n’est pas confrontée, comme l’Allemagne de la fin des années 1920, à une crise économique et morale dévastatrice. Bien sûr, aucun parti français important ne prône aujourd’hui l’extermination de masse d’une classe sociale ou d’une race pour parvenir à une société utopique et régénérée ; bien sûr, aucun mouvement de masse n’embrigade des millions de personnes dans l’adhésion fanatique à une idéologie terroriste et mortifère ; bien sûr, nous ne vivons pas sous la terreur d’une dictature sanguinaire appuyée sur un tout-puissant appareil répressif ; bien sûr, nous ne pratiquons pas le culte quasi-religieux d’un chef divinisé. Et cependant, en dépit de ces différences tout de même fondamentales, on peut identifier dans la France contemporaine un certain nombre de situations rappelant l’époque maudite où la crise profonde d’une société accoucha d’un mouvement, puis d’un régime totalitaire. Voici donc ces dix points, parfois secondaires, parfois essentiels, où le discours d’Hannah Arendt sur l’Europe de la première moitié du XXème siècle trouve des résonnances dans la France d’aujourd’hui :
1. Le succès des mouvements totalitaires provient d’une désillusion vis-à-vis des promesses de la démocratie. Par exemple celle qui voudrait « que le peuple, dans sa majorité, prend une part active au gouvernement et que tous les individus se reconnaissent dans tel ou tel parti ». A partir du moment où, au contraire, ces promesses apparaissent comme des illusions, le peuple cesse de reconnaître la légitimité de la minorité impliquée en son nom dans la vie politique (élus, dirigeants des partis traditionnels…). La voie est alors ouverte à une contestation radicale de la démocratie représentative et du système d’équilibre des pouvoirs qui lui est associé. C’est une situation de ce type qui fut à l’origine de la spectaculaire percée du parti nazi en Allemagne à la fin des années 1920. Mais Il est clair que les succès actuels des partis radicaux et anti-systèmes de tous bords à travers le monde et notamment en France sont largement liés à cette perte de confiance de la population dans le fonctionnement de la démocratie et au sentiment que celle-ci a été confisquée par une élite coupée de préoccupations du peuple.
2. L’effondrement du système de classes, « seule stratification sociale et politique des Etats-nations européens », prive les peuples d’une structure organisatrice et protectrice. Ceux-ci se transforment alors en une masse d’individus terrifiés et atomisés, prêts à embrasser n’importe quelle idéologie expliquant leur sentiment d’échec et de désarroi. Arendt pensait en écrivant cela la Russie de 1917 et surtout à l’Allemagne de la fin des années 1920. Mais la situation actuelle de la société française n’est pas sans similitudes avec cette configuration historique : ouvriers, agriculteurs et petits commerçants massivement sacrifiées sur l’autel de la mondialisation et de la compétitivité ; précarisation et isolement des travailleurs du secteur tertiaire empêchant l’apparition d’une véritable conscience de classe parmi ces salariés ; effondrement du magistère moral et social de l’ancienne bourgeoisie des notables catholiques… Et aujourd’hui comme hier, les masses d’individus réduits à une angoissante solitude par la disparition de la classe à laquelle ils appartenaient pourraient être tentés par les sirènes d’une idéologie de la contestation radicale – comme en témoigne, entre autres, le niveau élevé du vote « Rassemblement national » dans les régions du nord-est de la France, très massivement frappées par la désindustrialisation et la précarité économique.
3. L’une des forces des mouvements totalitaires, en tant que discours radical de contestation du système existant, est qu’ils peuvent attirer toutes sortes d’individus, atomisé et isolés, ne partageant absolument pas les mêmes intérêts, mais facticement rassemblés par la même solidarité négative, taraudés par les mêmes sentiments de rancœur, d’angoisse et d’hostilité à un ordre établi considéré comme injuste : ouvriers au chômage, petits propriétaires spoliés, intellectuels déclassés… Toutes ces personnes aux profils si différents sont alors transformées « en une seule grande masse inorganisée et déstructurée d’individus furieux ». Cette phrase fait notamment référence, son la plume d’Hanna Arendt, à la structure socialement très hétéroclite du parti nazi. Mais elle trouve un également un écho contemporain dans les intéressantes analyses de Jérôme Fourquet sur la grande diversité sociologique du vote « France insoumise », associant à un vieux fond de gauche syndicaliste et ouvrière, les héritiers du gauchisme soixante-huitard, de jeunes travailleurs intellectuels urbains plus ou moins déclassés, et des habitants des banlieues ethnicisées taraudés par un sentiment de relégation.
4. Une partie de l’élite intellectuelle et artistique peut être attirée par l’idéologie totalitaire en dépit de son apparent manque de consistance intellectuelle ou de réalisme. Le dégoût pour le conformisme bourgeois, le ressentiment de personnes en situation d’échec vis-à-vis d’une société qui les a rejetés, la fascination pour la violence purificatrice de la guerre ou de l’insurrection susceptible d’aboutir à l’effondrement de cette société honnie, la séduction exercée par l’extrémisme en tant que tel, le goût pour un style de vie révolutionnaire perçu comme courageux et neuf, et in fine une certaine forme de nihilisme orgueilleux constituent des attitudes communes à cette élite culturelle, dans les rangs de laquelle figurent également bon nombre de déclassés et de ratés. « L’élite ne considérait pas que la destruction de la civilisation fût un prix trop élevé pour le plaisir de voir accéder par la force ceux qui en avaient été injustement exclus dans le passé ». Hanna Arendt évoque à ce sujet l’attitude de beaucoup d’intellectuels et artistes allemands des années 1920, qui après avoir participé à l’orgie de violence de la première guerre mondiale, se retrouvent aigris et désorientés dans une société d’après-guerre en crise. Mais cette analyse trouve également de troublante résonnances contemporaines dans les engagements actuels d’un grand nombre d’intellectuels (ou semi-intellectuels) et d’artistes – des plus grandes stars à des individus plus ou moins marginalisés -, convertis à une forme de haine aveugle contre l’Occident qui prend les traits séduisants de la contestation anti-institutionnelle, de la honte de soi-même ou de la militance diversitaire-multiculturaliste…
5. Le totalitarisme a tendance à vouloir briser toutes les classes sociales et d’une manière plus générale toutes les formes autonomes d’organisation qui pourraient s’opposer à l’extension indéfinie de son pouvoir sur des individus isolés et atomisés. Hanna Arendt pensait notamment ici à la destruction systématique par Staline, au cours des années 1930, de tous les groupes sociaux susceptibles de s’opposer à son pouvoir absolu : petits paysans propriétaires, veille garde bolchevique, cadres supérieurs de l’armée. Considérant maintenant la France d’aujourd’hui, on pourrait établir – toutes proportions gardées bien sûr – un parallèle avec l’offensive frontale et multidimensionnelle menée contre la famille par les milieux néo-féministes. Sous le prétexte fallacieux de l’émancipation féminine – avec en prime une suspicion constante de culpabilité pesant sur l’homme -, ce sont en fait les bases mêmes de la famille qui sont ébranlés : judiciarisation des rapports privés sous toutes sortes de prétextes (prévention des violences conjugales, interdiction de la fessée, etc.) ; affaiblissement de la filiation masculine (PMA ouverte aux familles homosexuelles, GPA…) ; affaiblissement juridique de l’institution familiale (PACS, divorce par consentement mutuel pratiquement réduit au rang de formalité) ; dévalorisation morale du travail familial et du statut de mère au foyer, la norme devenant le couple biactif à plein temps, etc.
6. Le totalitarisme organise la domination permanente de chaque individu dans chaque sphère de sa vie. « Grâce à son idéologie particulière et au rôle assigné à celle-ci dans l’appareil de contrainte, le totalitarisme a découvert un moyen de dominer et de terroriser les êtres humains de l’intérieur ». On se rappelle à ce sujet le bouleversant ouvrage d’Orlando Figes, Les chuchoteurs, qui montre comment la terreur stalinienne s’était infiltrée jusqu’au cœur de chaque famille, dont les membres évitaient de se confier mutuellement leurs pensées et secrets les plus intimes. Concernant la France d’aujourd’hui, on pourrait penser : 1) d’une part à la multiplication actuelle, notamment sous l’influence du lobby néo-féministe, de toute une série de lois morales visant à réglementer l’ensemble des rapports entre les sexes sous prétexte de protéger les femmes ; 2) d’autre part, à toutes les restrictions de plus en plus invasives à la liberté d’opinion – allant de la simple intimidation au lancement de procédures judiciaires -, conduisant les gens à réprimer l’expression de leur pensée, voire leur pensée elle-même, lorsque celle-ci n’est pas conforme avec la doxa multiculturaliste dominante (loi contre la haine en ligne, interprétations de plus en plus extensives des lois réprimant les injures raciales ou sexistes, harcèlement en ligne des déviants, etc.).
7. L’histoire est réécrite à la lumière des nouveaux dogmes. [L’élite tentée par le totalitarisme] « s’était convaincue que historiographie traditionnelle était un trucage de toutes manières, puisqu’elle avait exclus les déshérités et les opprimés de la mémoire de l’humanité ». Hannah Arendt évoque à ce sujet longuement la fascination des intellectuels de gauche pour la manière dont Karl Marx avait entrepris de réécrire toute l’histoire de l’humanité à la lumière de la lutte des classes. Mais comment ne pas également penser, en lisant ces lignes, à cette tendance du gauchisme culturel contemporain à réécrire l’histoire du monde occidental, en le dépouillant de tout ce qui pourrait apparaître comme un motif de fierté et en le transformant en une longue liste de méfaits supposément commis à l’encontre de minorités victimisées, dont la mémoire doit désormais être mise au premier plan que celle de la majorité dominante ?
8. La classe dirigeante, qui a elle-même perdu la conviction de sa propre légitimité, « et comme lassée de ses propres valeurs », applaudit elle-même à la mise en scène de son indignité. Elle renforce ainsi au sein des masses la conviction d’être victime d’une injuste domination de la part d’une classe qui reconnait elle-même être discréditée. Elle légitime de ce fait de futures violences révolutionnaires à son encontre. Hannah Arendt donnait comme exemple de cette situation le cas de la bourgeoisie allemande applaudissant la pièce de Berthold Brecht « l’Opéra de Quat’sous » qui la caricaturait pourtant sous les traits d’une bande de gangsters. On pourrait rapprocher, à l’époque contemporaine, cette attitude de celle des dirigeants occidentaux écoutant, sagement assis en rangs à l’Assemble générale de l’ONU un jour de septembre 2019, une petite gamine de 16 ans les invectiver et même menacer au nom de l’écologie, puis l’applaudir à la fin de son discours, alors qu’à travers eux, ce sont les peuples qui les ont élus qui viennent de se faire insulter. Mais si on laisse ainsi publiquement dénigrer la démocratie représentative, pourquoi un groupe d’activiste ne déciderait-il pas demain qu’il peut se passer d’élections pour changer le monde à sa guise – en éliminant au passage ces ex-dirigeants discrédités qui n’ont rien fait pour le climat malgré toutes les mises en garde ?
9. Les idéologies totalitaires sont présentées comme fondées sur des lois quasi-scientifiques et indépendantes de la volonté humaine. « La forme de prédiction infaillible sur laquelle était présentée ces concepts est devenu plus importante que leur contenu », écrit Arendt à propos des prophéties millénaristes des staliniens et des nazis. Mais on peut également penser, en lisant ces lignes, aux travaux du GIEC sur le changement climatique et à la manière extrêmement perverse en manipulatrice dont il présente des propositions à caractère idéologiques voire utopiste (décroissance pour les pays riches, égalité avec les pays pauvres, etc. ) sous l’aspect trompeur de travaux « scientifiques », avec en plus la caution morale de l’ONU. En en nous infligeant son écolo-communisme « new look sous couvert de prédictions réputées scientifiques, le GIEC tombe ainsi exactement dans le travers totalitaire décrit par Hannah Arendt.
10. Les propagandes totalitaires s’appuient largement sur ce que nous appelons aujourd’hui des thèmes complotistes, c’est-à-dire l’idée qu’un groupe malfaisant travaille sournoisement à la perte de l’humanité ou à l’établissement de sa domination occulte sur le monde, et que cette réalité est volontairement cachée par le pouvoir en place. « Dans le choix d’un sujet, le premier critère devient le mystère en tant que tel », écrit Hanna Arendt. Désorientées et frustrées, les masses sont en effet toutes prêtes à croire à ces explications simplistes à leurs malheurs. Et pour tirer parti de cette crédulité, « les mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohérent qui, mieux que la réalité elle-même, satisfait les besoins de l’esprit humain ». Ils insistent pour cela volontiers sur quelques faits partiels très symboliques, réels ou inventés, qui jettent le discrédit sur la perception dominante de la réalité : « ces points sensibles fournissent aux mensonges de la propagande totalitaire l’élément de véracité et d’expérience réelle dont ils ont besoin pour compléter le fossé qui sépare la réalité de la fiction […] La propagande totalitaire établit [alors] un monde capable de concurrencer le monde réel ». Pour mieux éviter le risque d’un contrôle par le réel, elle se projette ensuite dans l‘utopie ou la terreur apocalyptique d’un monde futur, par définition impossible à vérifier. Bien entendu, les exemples de théories de ce type abondent aujourd’hui, de la soi-disant « loi Rothchild » destinée à organiser d’endettement des Etats face vis-à-vis des banques au complot des « illuminati » visant à prendre le pouvoir sur l’ensemble de la planète. Mais sans doute la forme contemporaine la plus proche de la propagande totalitaire telle que la décrivait Hannah Arendt pourrait être le discours alarmiste actuel des écologistes sur le dérèglement climatique d’origine anthropique, supposément alimenté par la soif de profit des banques et des firmes multinationales. Même si la réalité scientifique du phénomène reste contestée, cela n’empêche nullement ses adeptes, images spectaculaires de catastrophes à l’appui, de nous menacer des pires apocalypses à venir si nous ne faisons pas aujourd’hui exactement ce qu’ils veulent.
Je ne prétends pas ici instaurer une fausse équivalence entre le comportement outrancier de féministes un peu excessives ou d’écologistes un peu surexcités et les abominations nazies. Je ne prétends pas que la France risque de basculer demain dans la terreur stalinienne, que celle-ci soit repeinte de vert-rose ou de bleu marine. Je note simplement certaines convergences d’attitudes ou de modes de pensée entre les mouvements radicaux d’aujourd’hui et les idéologies totalitaires d’hier. Parfois anecdotiques ou secondaires, parfois beaucoup plus visibles et inquiétantes, ces similitudes entrouvrent la porte à toutes sortes de dérives que nous pourrions payer – et que nous sommes déjà en train de payer – au prix de certaines de nos libertés. La possibilité de l’avènement d’un « proto-totalitarisme soft » est donc loin d’être exclue dans la France d’aujourd’hui.
Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme (suivi de Eichmann à Jérusalem), 1er éd. 1951, rééd. 2017, Quarto Gallimard, Paris
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture.