Dans mon prochain ouvrage, « La dictature insidieuse », je compte exposer l’hypothèse selon laquelle l’appareil d’Etat aurait été en partie instrumentalisé par une minorité activiste afin d’imposer à la société une norme multiculituraliste et diversitaire à laquelle la majorité des gens reste en fait rétive. L’ouvrage de ChistopherLasch, « La révolte des élites et la trahison de la démocratie » développe, à partir du cas des Etats-Unis, une thèse assez proche, quoique de vision beaucoup plus ample, de celle que je défends. Son analyse est structurée autour de 3 idées-clés : 1) la démocratie a été subtilisée au peuple travailleur, celui des quartiers populaires, des petites villes et des campagnes, par une élite méritocratique hédoniste, éduquée et mondialisée qui le méprise ; 2) il s’en est ensuivi un terrifiant affaiblissement de la vie démocratique, désormais limitée à des débats entre supposés experts dont le véritable peuple est et se sent exclu ; 3) les idées pseudo-émancipatrices, transgressives et diversitaires de l’élite font désormais figure de nouvelle norme morale, censurant et dévalorisant toute opinion contraire, frappée du signe infamant de la non-modernité.
Commençons ce compte rendu par un aveu : j’ai eu les plus grandes peines du monde à rédiger ce compte-rendu, pour différentes raisons : d’abord parce qu’il l’ouvrage de Lasch se présente par comme un ensemble structuré, mais comme la mise bout à bout d’une douzaine d’articles autonomes, dont le lien avec la thèse centrale du livre n’est pas toujours évidente ; ensuite parce que beaucoup de ces articles ne sont pas construits, ainsi que l’affectionne le lecteur français épris de cartésianisme, comme la démonstration d’une thèse clairement exposé en quelques lignes dans un propos liminaire, mais comme une suite de digressions ou de commentaires érudits d’autres auteurs, et dont la logique ne se dévoile, parfois péniblement, qu’à la fin de la lecture ; ensuite parce que le texte présente parfois, surtout dans les derniers chapitres, un caractère abscons et un peu obscur, dont je ne sais s’il est dû aux défauts de la traduction, à la fatigue d’un auteur déjà malade et proche de la mort (Lasch, atteint d’un leucémie foudroyante, décéda dix jours après la fin de la rédaction de ce livre), ou à mes propres limites intellectuelles devant une pensée d’une grande complexité. Bref, l’ouvragede Christopher Lasch ne se livre pas facilement, mais se mérite par la persévérance, l’effort, et, parfois, un sacré mal de crâne.
C’est pourquoi, au lieu de chercher à décrire pas à pas le déroulement de cette pensée foisonnante, je me contenterai d’en résumer quelques idées forces, quelque peu simplifiéesau passage pour les rendre aisément accessibles à tous et notamment à moi-même. Les voici :
– La démocratie américaine est menacée par une forme de sécession des élites éduquées, hédonistes et mondialisés, qui ont subtilisé le débat démocratique au détriment du peuple travailleur. Ces élites méprisent et dévalorisent la culture politique dont celui-ci est porteur, faite de bon sens, de solidarités de proximité, d’attachement à des vertus simples et à des valeurs traditionnelles,qui fait obstacle à la marche vers le progrès tels que ces élites le définissent.
– Ces élites libérales-libertaires ont en effet développé un système de valeurs et une culture isolationniste s’appuyant systématiquement sur les notions de marge et de transgression, qu’elles imposent de manière autoritaire comme une nouvelle forme de puritanisme moral. Elles affichent leur dilection pour un multiculturalisme et un libertarisme de moeurs qui ne reflète au fond que leur manière de vivre cosmopolite.
– Le malaise dans la démocratie provient de l’abîme qui s’est creusé entre ces nouvelles classes privilégiées et le reste de la population. Alors qu’autrefois les vielles familles patriciennes, tirant leur puissance de la propriété, étaient intégrées à leur environnement populaire par les liens stables de la coexistence quotidienne, de l’éthique de la responsabilité et de la philanthropie intéressé, les élites hors sol d’aujourd’hui, tirant leur force du savoir autant que de la propriété, détachées de tout ancrage par leur mobilité au sein des réseaux mondialisés, sont désormais coupées du peuple, perdant le contact avec les préoccupations des citoyens ordinaire. Elles substituent l’arrogante satisfaction d’échapper au sort commun par leurs talents et leurs mérites individuels à la conscience d’appartenir à une lignée familiale, génératrice d’un sens de la responsabilité morale vis-à-vis de leur entourage. Bref, la nouvelle élite méritocratique possède tous les vices de l’ancienne élite aristocratique sans en avoir conservé les vertus.
– L’appartenance à l’élite provient en effet désormais du mérite individuel (réussite dans les études, talent personnel…), qui légitime en quelque sorte l’inégalité des conditions sociales et surtout civiques. Le peuple travailleur est de ce fait considéré avec mépris comme une bande d’imbéciles, d’ignorants,de racistes réacs et autres ringards de l’Amérique profonde qui n’ont pas réussi dans leurs études, ne maîtrisent pas le savoir universitaire et ne sont donc pas aptes à s’occuper correctement des affaires publiques. Le travailleur manuel honnête est de fait dévalorisé par rapport aux élites intellectuelles, jugées seules dignes de comprendre les enjeux d’une démocratie moderne, mais qui en fait ont perdu le contact avec la production des choses réelles et avec la réalité physique immédiate des hommes et des femmes ordinaires.
– La réduction de la notion traditionnelle d’opportunité à celle de « méritocratie » a accéléré cette dévalorisation du peuple travailleur.Dans l’Amérique des pères fondateurs, une relative égalité des conditions, au sein d’un peuple de petits propriétaires, était favorable à un large partage des sentiments et des vertus démocratique. Celles-ci étaient largement répandues au sein des classes laborieuses indépendantes, agriculteurs, commerçants et artisans, vivant de manière autonome de leur travail,qui n’avait pas encore été dévalorisé, du fait de son caractère concret d’action sur le réel, au profit des professions reposant sur la capacité à manipuler un savoir abstrait. Le terme « d’opportunité », signifiait alors tout simplement, la possibilité de réussir par son travail manuel et ses vertus ordinaires au cours de sa vie. Cette classe fière et laborieuse de travailleurs indépendants a ensuite disparu avec la généralisation du salariat, la montée des inégalités de richesse et le développement d’une méritocratie fondée sur la maîtrise du savoir. Le concept « d’ascension sociale » par le mérite intellectuel individuel, tout en permettant un recrutement plus large des élites, a ainsi eu pour corollaire une terrible dévalorisation de ceux qui restent« en bas », affaiblissant du même coup la légitimité de la classe laborieuse en tant que partie prenante de la démocratie.
– Le débat public est ainsi appauvri par la méfiance des élites vis-à-vis de la parole populaire, dévalorisée par rapport à celle des supposés « experts ». L’une des manifestations de cette tendance est que la presse d’opinion a régressé au profit d’une presse d’information visant à donner auxdits « experts » les moyens de prendre les «bonnes » décisions. D’où une perte de vigueur du débat public (ce que Lasch appelle « l’art de la controverse ») au profit d’une fonction strictement informative des médias, qui a peu à peu dégénéré en communication, publicité ou propagande. Le concept même de « public »est devenu suspect, l’appel à l’opinion cédant la place au culte du professionnalisme. De ce fait, le peuple est exclu du débat démocratique au prétexte de son ignorance et de son incompétence supposées. Cela a eu pour conséquence un déclin des valeurs civiques et une montée de l’indifférence par rapport à la vie politique.
– Les institutions dites « intermédiaires »(quartier, café, voisinage…) à l’abri lesquelles les individus se rencontraient en égaux, et où toutes les catégories sociales se côtoyaient dans un cosmopolitisme authentique, tranquille et désinhibé, sans distinction d’âge, de sexe, de niveau d’éducation, ont été progressivement détruites, pérovoquant un déclin de la vitalité démocratique par la perte du sens du dialogue, de la considération et de l’estime de soi populaire. Cette absence de lieux de rencontre (symbolisée par l’anonymat du centre commercial) a eu pour conséquence que les riches et les « sachants » se sont isolés de la vie populaire. D’où l’apparition de nouvelles formes de ségrégation autrefois inexistantes (par exemple par groupes d’âge ou de niveau éducatif) alors que par ailleurs la ségrégation sexuelle a diminué. A New York, par exemple, le vieux cosmopolitisme de quartier racialement intégrateur a cédé la place à une ségrégation communitariste et tribaliste de fait. Simultanément, le développement des dispositifs d’aide d’Etat a dévalorisé les structures intermédiaires d’entraide génératrices de confiance sociale (famille, associations de bienfaisance, vie de quartier avec la diffusion de normes de comportement positives grâce au contrôle social du voisinage). Enfin, la dévalorisation du travail familial des femmes par le culte du marché et du travail salarié a accéléré la désintégration de la famille.
– Les écoles ont été dépouillées de leur rôle de formation d’un esprit civique sur les enjeux de société, d’inculcation d’une norme morale, voire d’une fonction de transmission de l’identité collective à travers une vision idéalisée de l’histoire nationale au profit du seul transfert de savoirs objectifs. Si cette évolution peut se justifier par le souci de promouvoir les classes populaires à travers l’acquisition de savoirs et de compétences, elle a également eu pour conséquence de transformer l’école en un outil bureaucratique de sélection, de légitimation de l’élite méritocratique et de stigmatisation des« perdants » du système scolaire, considérés comme des ignorants incapables de participer utilement au débat public. En privilégiant la dimension cognitive de l’éducation au détriment de sa dimension morale, on a ainsi légitimé une nouvelle partition de la société entre « sachants » et « ignorants », conduisant in fine à l’appropriation de la démocratie par l’élite des « sachants » sélectionnés par l’institution scolaire.
– La religion, bien que représentée habituellement (par ses partisans comme par ses détracteurs), comme le domaine des certitudes absolues appuyées sur un corpus de dogmes intangibles,est en fait tout autre chose : c’est une exigence morale de tous les instants amenant les croyants à interroger leur propre conduite au regard des préceptes moraux portés par leur foi. Il s’agit donc avant tout d’une école de conduite morale, proposant une discipline intellectuelle contre le pharisianisme. La société laïque veut au contraire lui substituer la recherche de « l’estime de soi », dégagée du poids de la honte. Ce faisant, elle ne génère finalement que l’autosatisfaction narcissique.Le déclin de la religion et l’essor simultané de la psychanalyse, en émancipant l’individu de la honte liée à une morale coercitive, ont ainsi fait de celui-ci un être égoïste et préoccupé de son seul bien-être moral. Ce souci « d’apaisement du moi » a donc eu pour corollaire la subordination du sens de l’intérêt général au confort personnel des individus.L’injonction moderne « sois toi-même » sert en effet de prétexte à tous les égoïsmes sous le couvert commode du relativisme moral et du doute métaphysique absolu. Dans une société où plus rien n’est sacré, où plus rien n’est interdit, le sens de la responsabilité individuelle par rapport à autrui a ce de fait disparu.
– Le pseudo-radicalisme des universitaires multiculturalistes, en prétendant détrôner la vision du monde dominante du mâle blanc, sape en fait les fondements mêmes de tout savoir et de toute démarche scientifique. Le nihilisme et de l’absence de normes généré par l’idéologie diversitaire ne fait alors qu’ouvrir la voie au nivellement par le bas et à l’ignorance. Le système éducatif s’effondre sous les coups de boutoir obscurantistes du pluralisme culturel. La surenchère verbale des pseudo-radicaux dévalorise complètement l’objectivité du savoir, rend impossible le débat d’idées et dépouille l’université de son rôle de transmetteur culturel au nom de la contestation de la culture dominante. Chaque groupe se calfeutre alors derrière ses propres dogmes. Et ceux qui refusent de penser de la manière dont leur ordonnent de le faire les représentants auto-proclamés du groupe auquel ils sont assignés du fait de leur race ou de leur sexe sont stigmatisés comme des traîtres.
– Ce n’est pas simplement la croyance partagée à un corpus d’axiomes fondamentaux communs qui est menacée par l’idéologie diversitaire, mais plus gravement encore, la possibilité d’arriver à des opinions concrètes partagées, utiles pour la conduite de la vie pratique. Les ornements du discours multiculturaliste ne font en ce sens que légitimer l’indifférence à autrui et la dévalorisation de l’idée de vie commune, qui prend les dehors séduisants de la tolérance et de la bienveillance affichées. De plus, ce radicalisme universitaire n’a rien de subversif car il s’accommode très bien de la protection des intérêts et des carrières personnelles de ceux qui le prônent. Il abandonne par contre à leur triste sort la plus grande partie des minorités ethniques, tout en s’auto-justifiant par l’intégration d’une toute petite partie de ces minorités à l’élite par l‘intermédiaire des politiques de discrimination positive.
– Bien que la problématique d’aujourd’hui soit essentiellement celle de l’inégalité civique liée à la subtilisation de la démocratie par les élites sachantes, cette attitude séparatiste est également alimentée par le niveau élevé des inégalités économiques. Celle-ci doivent donc être condamnées et combattues parce qu’elles continuent à renforcer les inégalités politiques et civiques entre classes. En particulier, l’effondrement des classes moyennes consécutif à cette concentration des richesses constitue une menace grave pour la vitalité de la vie démocratique.
– Le règne sans partage du marché mondial s’accompagne d’une dévalorisation de l’Etat-nation au profit du séparatisme tribaliste. Il transforme en particulier les villes en de vastes mégalopoles marchandes où règne la polarisation sociale et ou les classes sociales comme les groupes ethniques sont désormais hermétiquement séparés. Cela favorise l’apathie, l‘anonymat, l’anomie sociale, le déclin du sens démocratique et l’effondrement de la vie civique.
– La vitalité de la démocratie n’est pas seulement liée à la nature des institutions politiques, mais est surtout nourrie par des systèmes de valeurs et de comportements poussant les gens à participer en tant que citoyens conscients de leur valeur mais aussi de leurs devoirs à la chose publique et aux débats la concernant. Mesuré à cette aune, le populisme, loin d’être une doctrine réactionnaire haïssable, consiste au contraire à revaloriser les vertus populaires de morale personnelle, de bon sens, d’effort individuel récompensé, de capacité à gérer la cité à travers le sens de la responsabilité de chacun, indépendamment de sa potion sur l’échelle en partie factice du talent ou du savoir académique. Historiquement enraciné dans la défense de la petite propriété et de la petite entreprise indépendante, il insiste sur la capacité d’individus autonomes et libres à agir pour eux-mêmes par eux-mêmes indépendamment de l’Etat dans le cadre de communautés locales (quartiers, petites villes..). Il présente en ce sens des traits communs avec le communitarisme. Mais celui-ci insiste davantage sur la responsabilité collective des communautés dans laquelle s’intègre l’individu (et auxquelles il est éventuellement assigné indépendamment de sa volonté du fait de ses caractéristiques raciales ethniques, etc.), alors que le populisme insiste davantage sur l’idée de responsabilité individuelle.
Malgré son caractère parfois touffu voire obscur – surtout dans sa troisième partie, où la fatigue d’un l’auteur gravement malade se fait peut-être quelque peu sentir -, l’ouvrage constitue une véritable mine d’arguments originaux, affranchis des habituelles et stériles oppositions entre conservateurs et progressistes, pour comprendre la trahison de la démocratie par les élites, redonner une légitimité politique à la revendication populiste comprise comme l’aspiration des classes populaires à se réapproprier la politique à travers l’affirmation de valeurs simples et de bon sens, et déconstruire les illusions mortifères des idéologies multiculturalistes qui n’aboutissent qu’à l’indifférence à l’autre et au nihilisme moral. Et, mis à part quelques traits spécifiques aux Etats-Unis(importance de l’enjeu racial notamment), les analyses de Lasch sur la démocratie américaine sont très largement transposables, mutatis mutandis, à la situation française d’aujourd’hui.
Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1ère éd. Anglais 1995, Champs/Essais Flammarion, Paris, 2009, 269 pages
Nb : cette fiche de lecture s’inscrit dans mon actuel travail de rédaction d’un ouvrage intitulé « La dictature insidieuse », où je tente de mettre à jour les mécanismes par lesquels l’Etat français contemporain réduit peu à peu nos libertés. Pour tester mes hypothèses de travail, je suis en ce moment amené à lire un grand nombre d’ouvrages, récents ou plus anciens, portant sur ces questions. Comme les autres comptes rendus de lecture du même type que je publierai au cours des semaines suivantes, le texte ci-dessous ne porte donc pas directement sur l’ouvrage lui-même, mais sur la manière dont il confirme ou infirme les thèses que je souhaite développer dans mon propre livre, et que je présente au début du compte-rendu sous la forme d’un encadré liminaire, afin de les tester à l’aune de cette nouvelle lecture).