Atteintes aux libertés : non seulement injuste, mais également dangereux pour l’intérêt général
J’ai exprimé, dans de précédents articles, mon inquiétude face au mouvement frontal de recul des libertés observé aujourd’hui en France, qu’il s’agisse de la liberté de s’exprimer, de manifester, d’entreprendre, d’aimer, ou d’être protégé contre l’arbitraire et la surveillance policière. Mais jusqu’ici, j’avais évoqué en ce domaine la seule dimension politique. Je m’étais contenté de dire que restreindre la liberté, c’est mal parce que nous aimons tous la liberté.
C’est vrai, mais c’est insuffisant. En effet, restreinte la liberté des gens n’est pas seulement un mal moral et politique, mesuré à l’aune des principes fondamentaux des droits de l’homme. C’est également un mal social et économique, dans la mesure où cette restriction des libertés génère de manière quasi-mécanique un certain nombre de comportements individuels contre-productifs du point de vue de l’intérêt général.
Je voudrais analyser ici ces comportements induits pour montrer en quoi cette restriction des libertés est automatiquement de nature à générer davantage de criminalité, davantage de corruption et de gaspillages, davantage d’anomie sociale, de repli communautaire et de violence.
Un repli égoïste et hargneux
Commençons par l’effet le plus simple : un individu qui, pour une raison ou un autre, considérerait que s’applique désormais à lui une loi liberticide et injuste en concevra naturellement contre la société un sentiment de rancœur. De manière très naturelle, et même sans encore à ce stade enfreindre la loi, il cherchera fébrilement tous les moyens qui s’offrent à lui de compenser cette restriction à son sens injuste de sa liberté en tirant plus qu’autrefois parti de libertés qui lui restent offertes et dont il n’avait pas encore pensé à profiter : c’est le cadre salarié victime de politiques de discriminations positives au profit de ses collègues femmes qui partira désormais à l’heure au lieu de s’astreindre par conscience professionnelle à des heures supplémentaires gratuites nécessaires à l’accomplissement de sa tâche ; C’est le cadre âgé qui partira un peu plus tôt en retraite pour arrêter de payer trop d’impôts ; c’est le même retraité aisé qui partira à l’étranger pour réduire sa masse imposable ; c’est le riche propriétaire immobilier ou l’entrepreneur qui liquideront leurs biens ou leurs activités en France pour s’établir sous des cieux plus cléments … Toutes ces réactions de repli, de retrait et d’évitement se traduisant par autant d’heures de travail, d’emplois, de valeur économique et de recettes fiscales perdues en application de la trop célèbre loi de Laffer. Mais exprimant aussi, au-delà de leur aspect strictement économique, une sorte de désir hargneux de se venger d’une société désormais considérée comme injuste et oppressive, ou, a minima, de manifester une sorte de volonté de retrait, de ne plus participer « à cette mascarade ». Un retrait, qui, bien évidement, affaiblira pour toutes sortes de raisons une société devenue désormais répulsive, en particulier pour ses membres les plus actifs.
Un entraînement aux comportements criminels
La victime d’une loi liberticide peut également aller un cran plus loin en considérant comme légitime de ne pas obéir à cette loi. Mais, désobéir à la loi, c’est évidement dangereux, et il faut alors pour éviter les problèmes développer toute une série de réflexes et de comportements liés à la pratique d’une activité désormais criminelle : repérer les lieux à l’avance, ne pas laisser de traces, éviter la présence de témoins, maîtriser les techniques de contre-filature, faire disparaître les preuves, utiliser systématiquement toutes les dispositions protectrices de la loi, ne faire confiance qu’à des réseaux clandestins également impliqués dans les mêmes activités illicites. C’est d’ailleurs exactement ce qui se produisit lors de la prohibition aux Etats-Unis, où les réseaux mafieux prospérèrent comme jamais avec le soutien et la complicité active d’une grande partie de la population. Bref, une loi liberticide, comportant des dispositions de répression de masse, c’est simplement le déclencheur qui va inciter une partie de la population à acquérir des réflexes et des compétences de nature criminelle, se rapprocher de réseaux illégaux sur lesquels s’appuyer, et considérer désormais le policier et le juge, non comme des protecteurs et des alliés, mais comme des ennemis à redouter voire à combattre. Et, une fois ces compétences criminelles acquises, pourquoi les personnes ainsi brimées par UNE loi considérée comme injuste ne se mettraient-elles pas à les employer contre TOUTES les lois qui les gênent, d’abord parce cela permet de récupérer un peu plus que ce qu’elles ont injustement perdu, ensuite parce que finalement c’est bien plus simple de ne pas respecter les lois qui vous gênent, sans plus se préoccuper de savoir si elles sont justes ou non ? Bref, en réprimant injustement les gens, on les transforme peu à peu en criminels en puissance en détruisant leur confiance dans la légitimité des lois.
Délégitimation de la loi commune et dislocation sociale
Nous savons depuis Thomas Hobbes, que le système de loi et de contrainte organisé que l’on appelle d’Etat n’a finalement d’efficacité réelle que pour autant qu’il fasse l’objet d’un consentement de la part des populations sur lesquels il s’exerce. Que ce consentement disparaisse, et le respect de la loi fait place à l’anarchie, le respect de l’Etat à l’insurrection et le respect de la règle commune au repli sur des règles particulières qu’une fraction donnée de la population considère comme plus légitimes. Interdisez l’alcool, et vous voyez fleurir partout les speakeasies clandestins. Couvrez la France de radars, et vous voyez brûler des centaines de ces radars. Criminalisez la plus minime réserve vis-à-vis de l’homosexualité, et vous voyez toute une partie de la population, aux convictions religieuses fortes et pénétrées de la morale du péché, considérer comme impie une loi républicaine qui heurte profondément sa foi et se replier vers une loi communautaire reflétant ses convictions profondes. Sans compter les voyous et les délinquants, qui, convaincus que les lois des autres n’est faite que pour réprimer leurs propres libertés et leurs propres instincts, finissent par trouver légitime et plus simple de n’en respecter aucune. Le résultat de ces différentes tendances, c’est évidement la dislocation du lien collectif qui fonde un peuple et un Etat, l’anarchie, la violence insurrectionnelle et le repli sur des archipels de micro-lois communautaires… L’inévitable conflit, sur des mêmes territoires, de ces micro-lois communautaires, débouchant nécessairement sur des tensions voire des affrontements violents entre ces communautés dont la délégitimation de la loi commune alimente la cristallisation …
Autoritarisme, égoïsme et anarchie
L’histoire des dictatures du XXème siècle – et tout particulièrement des dictatures communistes – nous l’a constamment démontré : l’excès d’autoritarisme et de dirigisme, lorsqu’il est considéré par la population comme illégitime, conduit immanquablement à un développement en flèche de l’individualisme, à une dévalorisation de la notion de « bien collectif », et dans le pire des cas, à l’anomie sociale et à l’anarchie. C’est le mal endémique de la corruption et de l’appropriation des biens collectifs par les apparatchiks des démocraties populaires. C’est, dans les mêmes pays, le développement d’une vaste économie souterraine tentant d’échapper au contrôle de l’Etat. C’est l’économie soi-disant collectivisée de Cuba transformée, par la défaillance prévisible de ses planificateurs, en un gigantesque marché clandestin où les gens passent le plus clair de leurs heures de travail officielles à troquer au noir tout contre n’importe quoi pour essayer de manger à leur faim. Et la France, toutes proportions gardées bien sûr, n’est pas à l’abri de ces dérives. L’ampleur de la contrebande de cigarettes croît dans notre pays en proportion directe de la montée des taxes sur le tabac. Les praticiens hospitaliers se détournent du secteur public pour se consacrer corps et âme à leur activité de secteur privé plus lucrative. Les déclarations et comportements violents contre les institutions et leurs représentants croissent en proportion directe des lois répressives mises en place par ces mêmes institutions afin de se protéger contre ces mêmes comportements violents. Terrifiant cercle vicieux mortifère entre des institutions tentées par toujours plus de répression et de contrôle et des individus tentés par toujours plus de désobéissance et de clandestinité.
Alors, messieurs les législateurs, arrêtez s’il vous plaît de restreindre nos libertés, sous toutes sortes de prétextes progressistes bien intentionnés, si vous ne voulez pas que, par le jeu des comportements individuels, notre pays ne se transforme en une vaste zone de chaos social, minée par la démoralisation collective, désertée par ses éléments les plus dynamiques, taraudée par la tentation de l’insurrection et du repli communautaire ; et où coexisteront, dans un indescriptible désordre, les zones de non-droit avec des espaces où continuera à s’appliquer, à coup de répression policière et surveillance généralisée, une loi républicaine de plus en plus oppressive et de ce fait délégitimée aux yeux des honnêtes citoyens désormais tentés par la désobéissance ou par la fuite !!!