Dans la grande salle secrète de cyber-contrôle du ministère de l’intérieur, où des centaines de policiers épiaient en permanence les échanges publics et privés sur les réseaux sociaux, c’était l’effervescence. Depuis quelques heures, on voyait déferler sur Facebook et Twitter une avalanche sans précédents de messages de protestation outrés contre la nouvelle loi limitant le droit à manifester.
Il y avait, bien sûr, des injures, des termes outranciers, des menaces, des théories complotistes, des appels à la violence, voire au meurtre. Mais la teneur de la plupart des messages restait au fond assez modérée, témoignant simplement d’une indignation contre cette nouvelle atteinte portée aux libertés fondamentales. C’était même souvent drôle, bien écrit, parfois poétique…
Mais ce qui était vraiment grave, avec une telle montée de boucliers numérique, c’est qu’on pouvait craindre que la population ne descende une nouvelle fois en masse dans les rues pour exprimer sa révolte.
Le ministre de l’intérieur, descendu en hâte dans la salle après un appel affolé du chef de service, était inquiet et furieux. A chaque fois c’était la même chose. Dès que le Gouvernement essayait d’impulser un nouveau progrès social et moral, en tentant de réprimer par la loi ou par l’impôt les mauvais comportements des chauffards, des pollueurs, des mâles prédateurs, des racistes, des homophobes, des propriétaires sans scrupules, et maintenant des casseurs, c’était la même levée de boucliers, la même révolte générale contre un Etat soupçonné de basculer peu à peu dans une forme de néo-totalitarisme soft, maquillé aux couleurs attrayantes de la solidarité, de la défense des minorités ou de la promotion de la libre entreprise.
– Il faut absolument empêcher la propagation de ces propos indignes, réactionnaires, de ces appels à la subversion des institutions !! Tonna le ministre de l’intérieur.
– Oui, mais, beaucoup de ces textes n’incitent ni à la haine ni à la violence, ils ne sont même pas partagés publiquement… Remarqua timidement le secrétaire d’Etat au numérique… Et puis, regardez, ce ne sont même pas des déclarations politiques !! Il y a plein de poèmes, de petits contes drolatiques, des jeux de mots inoffensifs !!
Effectivement, on voyait circuler dans l’espace central de la salle, occupé par un grand bulbe holographique où étaient reproduits les messages les plus partagés, des caricatures inoffensives, des vers enflammés chantant la liberté, des citations tirées de la déclaration des droits de l’homme, des appels à se mobiliser pacifiquement contre ces nouvelles atteintes aux droits des gens…
– Oui, mais l’intention est là !!! Celui qui conteste les avancées sociétales que nous impulsons, celui qui va contre les progrès moraux comme nous les concevons, celui qui proteste contre l’autorité de l’Etat telle que nous l’incarnons, est forcément un raciste, un fasciste, un factieux. Ce n’est pas une question de forme !!! D’abord, on écrit un poème pour ses amis, ensuite on diffuse un appel à l’insurrection, et puis, au bout du compte, on prend le pouvoir à notre place !! Et ça, ce n’est pas acceptable !!! Le Président a été très clair là-dessus l’autre jour, en comité ministériel restreint… Il faut d’urgence faire voter une nouvelle loi pour empêcher ces dérives complotistes !!
– Mais vous n’avez pas peur que si on fait ça, ces emmerdeurs de défenseurs des libertés publiques nous cherchent encore des poux dans la tête ??
– Eh bien, on va demander à Franck, il va nous arranger ça !!!
Franck était un haut fonctionnaire talentueux et zélé. Sorti dans un bon rang de l’ENA, il avait intégré le Conseil d’Etat où il avait rapidement fait preuve de ses talents de juriste hors pair. C’est ainsi qu’il s’était retrouvé au secrétariat général du gouvernement, chargé d’y rédiger les textes législatifs les plus épineux.
Comme celui qu’on lui demandait de concocter maintenant, et qui consistait simplement à faire rentrer dans le droit français une disposition profondément contraire aux libertés fondamentales : réprimer un texte diffusé sur les réseaux sociaux, même sous la forme d’un poème ou d’un fiction littéraire, s’il portait, d’une manière ou d’une autre, atteinte à la doxa multiculturaliste, néo-féministe, LGBT, pro-migrants, écologiste et étatiste qui régnait désormais en maître dans l’expression publique comme dans les politiques d’Etat. Ou tout simplement s’il appelait à se dresser, comme c’était le cas aujourd’hui, contre un nouvelle atteinte aux libertés fondamentales.
Au fond, tout était une question de forme. Il suffisait de justifier une interdiction injustifiable au nom de principes supérieurs d’intérêt collectif, de santé, de sécurité ou de morale publique, et le tour était joué. Franck s’était d’ailleurs déjà livré à plusieurs reprises à cet exercice, pour limiter le droit à manifester, spolier les petits propriétaires immobiliers, pénaliser les rapports sexuels tarifiés entre adultes consentants, réprimer la circulation automobile, interdire les débats sur l’homosexualité et l’immigration, contrôler l’information ou justifier la mise en place d’une cyber-surveillance généralisée. A chaque fois, les choses s’étaient bien passées, et les textes avaient été votés et mis en application sans coup férir malgré quelques oppositions vite réprimées des soi-disant défenseurs des libertés fondamentales et de quelques extrémistes politiques gênés dans la diffusion de leurs fausses nouvelles ou dans l’expression de leurs idées nauséabondes.
Il se mit à écrire, et bientôt, le texte coula naturellement sur son écran : « l’expression d’une pensée incitant, même indirectement et même sous forme de fiction littéraire, au racisme, à la misogynie, à l’homophobie, à l’islamophobie, à la haine de l’autre, à la violation du principe d’égalité et de solidarité entre les êtres humains ou à la rébellion contre l’autorité de l’Etat est punie d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à trois ans d’emprisonnement et d’une amende d’un montant maximal de 50000 euros. Ces peines sont applicables quelle que soit le mode de diffusion de ces textes, y compris s’ils ont été relayés dans le cadre d’un réseau social privé ou s’ils n’ont pas été rendus publics par leur auteur. »
Voilà, c’était bien. Ses patrons seraient contents : avec ce texte, ils auraient les moyens d’en finir définitivement avec l’expression de toute pensée dissidente. Et, pour le récompenser, ils le gratifieraient surement de la belle promotion dont il rêvait, faisant de lui, à moins de 30 ans, le directeur d’une grande administration centrale.
Puis Franck rentra chez lui, enleva son manteau et ses chaussures pour revêtir un confortable peignoir de laine peignée. Il ferma son portable 4g, vérifia que le système de commande bluetooth de ses équipements domestiques étaient désactivé, ferma son ordinateur après avoir consulté ses mails et s’enferma dans le petit bureau où il aimait se livrer à sa passion secrète : écrire des poèmes. Et ce jour- là, il écrivit un texte de pure révolte, où il parlait des libertés bafouées :
Liberté
Liberté, liberté chérie,
Je ne savais pas comme je t’aimais
Tu étais le sang de ma vie
Aujourd’hui tu es menacée.
On vote des lois liberticides
Barbouillées de moralité
Qui rendent chaque fois plus difficile
La vie des simples administrés.
Les places et les rues de nos villes
Sont de plus en plus surveillées
Par des caméras intrusives
Soi-disant pour sécuriser.
Sous les prétextes les plus futiles
Nous sommes de plus en plus taxés,
Réduisant à quelques broutilles
Ce qu’il nous reste à dépenser.
Des vrais problèmes d’avenir
On nous interdit de parler
On nous empêche aussi de rire
Parce que ça pourrait vexer.
Elles ont bon dos l’égalité,
La transition écologique,
Pour prescrire à la société
Une dictature bureaucratique.
Je crois bien que l’heure a sonné,
Mes amis pour nos révolter,
Si nous ne voulons être livrés,
Au Moloch, pieds et poings liés.
Puis il rangea soigneusement le texte dans un tiroir discret, fermé à double-tours, dont il gardait toujours la clé sur lui pour plus de sécurité. Quel scandale, en effet si des textes aussi compromettants venaient à être connus de ses collègues !!! Non seulement il tomberait sous le coup de la loi qu’il avait lui-même écrite, mais sa carrière administrative serait à tout jamais brisée !!! Frémissant d’une telle perspective, il hésita même un moment à brûler son texte pour éviter tout risque de fuite. Mais non, se dit-il après réflexion, chez moi je ne risque rien !!!
Il se trompait, car il avait oublié en rentrant de désactiver le dispositif vidéo de surveillance électronique anti-cambriolage, dont l’une des caméras, directement reliée à son insu à un écran de contrôle du ministère, était justement située dans son petit bureau, juste en face de sa table de travail…
Fabrice Hatem