J’ai eu pour père un homme extraordinaire, un journaliste-philosophe en avance d’une bonne génération sur les idées de son époque. Mais cela n’a pas toujours présenté pour moi que des avantages. Car, en répétant de manière un peu maladroite ce que je lui entendais dire, je me mettais souvent en porte-à-faux par rapports aux idées dominantes de ma génération.
C’est ainsi que dans les années 1960, personne en France n’avait entendu parler des visions alternatives de l’histoire, telle que vécues par les minorités ethniques. Par exemple, on nous apprenait que l’Amérique, une fois découverte par Christophe Colomb, avait ensuite été peuplée par des européens qui l’avaient transformé en pays civilisé. On parlait, certes, un tout petit peu de l’esclavage. Mais par contre, le génocide des indiens était un sujet parfaitement ignoré.
En conséquence de quoi, les petits garçons de mon âge, qui jouaient avec moi aux cow-boys et aux indiens dans la cour de récréation, considéraient naturellement que, suivant les scénarios des films de John Wayne, les cow-boys étaient les gentils civilisateurs et les indiens, de sauvages pilleurs de diligences tout juste bons à se faire dégommer à coups de Winchester.
Or, mon père, en avance de 50 ans sur son époque, m’avait justement expliqué que les choses ne s’étaient pas passées ainsi, que les indiens s’étaient fait injustement massacrer, et qu’en plus ils avaient une culture intéressante dont il m’avait fait découvrir des témoignages sonores à l’époque très rares. Etant déjà doté de l’esprit de contradiction Don Quichotesque qui m’a valu par la suite beaucoup de désagréments, j’étais donc retourné expliquer fièrement tout cela dans la cour de récré à mes copains interloqués, en leur affirmant qu’en fait c’est les cow-boys qui étaient les méchants et les indiens les gentils. Et que donc, à partir de ce moment, je serai un indien.
Aujourd’hui cette attitude, dans notre un environnement dominé par les idéologies multiculturalistes et anticolonialistes, semble tellement couler de source que j’en conçois de l’exaspération, mais à l’époque, c’était totalement incongru pour des gamins de dix ans. Le résultat, c’est que je devins le seul indien au milieu d’une horde de cow-boys déchaînés et, qui plus est, en général plus baraqués que moi, ce qui me valut une inoubliable raclée dans la cour de récré. Enfin, je me console en me disant que j’ai ainsi partagé dans ma chair le sort des minorités opprimées….
Pour découvrir davantage mon père, personnage de roman sur lequel j’ai d’ailleurs écrit un roman, cliquez sur : Frederic