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Souvenirs d'un salsero

Mon meilleur souvenir de Cuba : une panne d’électricité dans le centre de La Havane

Cuba est le pays de l’inattendu. Pour le pire, lorsque le manque total de fiabilité du pays (et de beaucoup de ses habitants) réduit à néant les plannings touristiques les plus méticuleusement organisés. Mais aussi pour le meilleur, lorsqu’il vous est subitement donné de vivre, sans crier gare, un moment merveilleux de poésie et de chaleur humaine.

La petite mésaventure qui m’est arrivée à la Havane un jour de printemps 2008 en témoigne. J’avais préparé pour cette après-midi-là un emploi du temps extrêmement serré, digne d’un homme d’affaire surbooké : de 14h à 15h, visite d’un appartement susceptible d’être loué à mon prochain séjour. De 15h à 16h30, cours particulier de Salsa au Teatro América de l’avenue Galeano. De 17h à 18h30, récital de chansons de tango à la Casa del Tango de la rue Neptunio.

Bien sûr, rien ne s’est passé comme prévu. La visite de l’appartement a été annulée au dernier moment pour une raison (fuite d’eau ? clés perdues ?) dont je ne souviens plus. J’ai ensuite attendu ma prof de Salsa une bonne heure au Teatro America avant d’apprendre qu’elle ne viendrait pas, empêchée par je ne sais quelle défaillance des bus ou par un changement imprévu d’emploi du temps. Enfin, une grande panne d’électricité a privé de courant le centre de La Havane au moment même où commençait le concert de tango, réduisant la sono au silence et plongeant la salle dans l’obscurité. Mon programme de l’après-midi était donc entièrement détruit. Cette déception faisant suite à plusieurs incidents du même genre survenus les jours précédents, je me mis dans une rage folle contre ce pays où jamais rien ne se passait comme prévu, et je jurais de ne jamais y remettre les pieds.

Mais, alors que je croyais avoir touché le fond du chaos et de l’inefficacité cubaine, l’une des scènes les plus émouvantes dont j’aie jamais été témoin se déroula devant mes yeux. Après l’interruption du concert, les chanteurs et les guitaristes décidèrent de migrer de la salle de spectacle vers un petit patio situé à l’entrée du bâtiment, et bien éclairé par la lumière du jour. Le public, majoritairement composé de vieilles personnes, s’y regroupa en un chaleureux cercle amical.

L’un des artistes se mit alors à chanter une veille chanson de Carlos Gardel, « Faubourg d’amertume » (Arrabal amargo). « Faubourg d‘amertume / planté dans ma vie / comme la sentence : d’une malédiction / Quand elle était mienne / je ne voyais pas : ta boue, ta tristesse /Aujourd’hui vaincu / Je traîne mon âme / cloué à tes rues / Comme à une croix ». Et ce faubourg, cette amertume, n’étaient pas ici une représentation imaginaire, comme pour nous les danseurs occidentaux : les vieux cubains écoutaient, avec une attention profonde et émue, ce chanteur qui leur parlait, ni plus ni moins, de leur véritable vie, abîmée par les privations matérielles, l’impossibilité de voyager, les déceptions de l’existence….

Et quand le chanteur a dit, en regardant l’une des femmes du public « Ne dis à personne que tu ne m’aimes plus », celle-ci a esquissé un léger geste signifiant « oui, je te le promets », comme si la supplication s’adressait vraiment à elle. Une réaction pleine de finesse et de malice qui montrait à quel point l’auditoire vivait intensément cette poésie tanguera, qui à 60 ans de distance, leur parlait si justement de leur vie et de leur ville.

C’est pourquoi je dis aujourd’hui à la Havane, comme autrefois Gardel à Buenos Aires : « Pardonne si en t’évoquant / je laisse échapper une larme / Car en rôdant dans tes dédales / c’est un infini baiser / que je te donne avec mon cœur » (Melodia de Arrabal). Et c’est aussi pourquoi je suis ensuite retourné bien des fois à Cuba…

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