Un amour manqué. Episode 5 : les nouveaux maîtres du monde
(Suite de » Un mécène de la Salsa « )
Puis les choses se tassèrent, les années amenèrent l’oubli et l’apaisement. Jusqu’à ce que, quelques années plus tard, la mort de sa mère ne ravive à son tour les souvenirs et les blessures. Et c’est ainsi que Rafael se retrouva, un soir d’automne 2007 à Bogota, à écrire l’histoire de sa jeunesse et de cette relation difficile avec son père.
Mais autant ses souvenirs étaient précis et nombreux jusqu’au début des années 1990, autant se raréfiaient-il par la suite, du fait de son départ de Colombie et de sa brouille avec son père. Certes, sa mère avait continué à le tenir informé des événements – les problèmes de santé de son père, les décès successifs de leur vieux amis – mais cette source unique restait à la fois lacunaire et peu fiable. En fait, des dix et même des quinze dernières années de Federico, il se rendit compte qu’il ne savait à peu près rien.
Alors, il commença à se plonger encore plus fiévreusement dans les archives de sa mère, ainsi que dans ses siennes, réduites en fait à quelques photos, et à quelques livres et à quelques extraits d’articles de journaux. Mais tout cela apportait davantage de nostalgie et de regrets – parfois poignants – que d’informations précises.
Alors il tenta de retrouver les témoins de l’époque. Mais que de deuils alors et de pierres tombales, plus que de retrouvailles joyeuses ! Mort, Georgio, l’ami journaliste de son père, qui présentait les informations à la télévision colombienne dans les années 1980 et jouait si bien du violon !! Mort, Mauricio, l’écrivain d’avant-garde qui avait traité Rafael presque comme un fils et avait encouragé ses débuts littéraires, le présentant à des éditeurs !! Mort, Ballino, le voyant extralucide qui dégageait une telle chaleur humaine, coqueluche de la haute société de Bogota, et que Federico avait sans doute aidé à rédiger ses mémoires. Mort, Andrès, quelques années plus tôt, d’un terrible accident de la route !! Et, pour la plupart, disparus les peintres, les poètes, les musiciens, les écrivains que son père lui avait permi de rencontrer et dont le souvenir illuminait sa mémoire !!!
Mais ce qui le bouleversa le plus fut la nouvelle de la mort de Catarina. Certes, il s’en doutait un peu, n’ayant pas vu son nom sur un avis de faire part du décès d’Andrès, retrouvé après quelques recherches sur internet. Mais du doute à la certitude, existe parfois un abime, nourri par l’espoir fou que le temps n’a pas fait son œuvre, que la jeunesse ne s’est pas tout à fait enfuie et le passé n’est pas encore complètement devenu le passé.
En fait, des témoins de la vie de son père, il en survivait encore beaucoup. Mais pas les adultes contemporains de Federico, dans la force de l’âge lorsque Rafael était adolescent, et maintenant presque tous disparus. Plutôt des personnes de la génération de Rafael, maintenant soixantenaires ou plus : sa demi soeur Elena, quelques cousins, et surtout l’essaim de jeunes intellectuelles qui entouraient Federico, dont beaucoup étaient désormais grands-mères.
Très vite, Rafael parvint à les retrouver. Elisa, Aliuska, Sofia, sa demi sœur Elena, son cousin Claudio… Un contact amenant l’autre, il put compléter, comme un puzzle, le fil de ce qu’avaient été les dernières années de son père et de Catarina.
La nouvelle de la mort de celle-ci, quelques années avant celle de Reina, lui fut annoncée par Elena. Devenue ornithologue, sa demi-sœur passait sa vie à observer et recenser les oiseaux de l’Amazonie colombienne. « Elle avait un cancer qu’on a pris trop tard. Et puis ça n’allait plus avec Andrès ». Elena déroula alors l’incroyable histoire d’Andrès et de ses activités occultes.
C’est du trafic de cocaïne avec les Etats-Unis que provenait sa fortune. Dès le milieu des années 1960, alors que les cartels colombiens n’existaient pas encore, Andrès avait commencé à exporter directement ses produits sur petite échelle : quelques champs discrets dans la haute vallée du Cauca, un petit laboratoire à 50 km de Cali, un marin complaisant dans le port de Buenaventura, et quelques kilos de cocaïne pouvaient être distribués à la sortie des night-clubs de New York et Los Angeles.
A l’époque, les choses étaient plus simples : la drogue et ses ravages ne faisaient pas encore la une des journaux, la répression du trafic n’était pas organisée de manière aussi systématique, et celui-ci ne s’était pas encore concentré aux mains de grands cartels aux ramifications internationales se livrant entre eux à une guerre sans merci. Il y avait donc place pour des « entrepreneurs indépendants » comme Andrès. Ceux-ci n’étaient, pas encore identifiés, comme ce sera plus tard le cas avec les chefs des grands Cartel comme Pablo Escobar, à des ennemis publics majeurs ou à des « génies du mal ». Ils menaient une existence de gros commerçant (presque) ordinaire, simplement un peu plus aventureux et plus en marge de la légalité que les autres.
Et, de ce fait, Andrès avait réussi, presque jusqu’à la fin des années 1970, à ne pas être dévoré par ses activités occultes, consacrant en fait le meilleur de son temps et de son énergie à sa véritable passion : la Salsa, la vie nocturne et la promotion musicale. Il avait d’ailleurs laissé de ce fait dans la mémoire collective des caleños un souvenir beaucoup plus positif que les grands chefs de cartels, violents et avides, apparus au milieu des années 1970 : celui d’une sorte de « Robin des Bois » tropical, d’un généreux bienfaiteur faisant retomber sur sa ville le produit de ses activités illégales sous forme de concerts, de festivals et de fabuleux night-clubs.
Mais, à partir de 1975 environ, la vie d’Andrès s’était progressivement compliquée : les cartels en formation avaient mis en place un « modèle d’affaires » beaucoup plus puissant que celui des indépendants traditionnels, reposant sur la culture de masse de la coca dans le sud-ouest du pays et l’exportation en grande quantité de cocaïne vers les Etats-Unis à travers la frontière mexicaine, en collaboration avec les cartels de ce pays. Et, qui plus est, ils n’hésitaient pas à éliminer par des méthodes violentes les « indépendants » qui prétendaient leur résister. Ils allaient bientôt se livrer à une escalade de violence multiforme – entre eux, avec les groupes d’extrême gauche et avec l’Etat colombien – mettant au cours des années 1980 le pays à feu et à sang. Quant aux autorités nord-américaines, elles s’étaient organisées pour mener avec des moyens quasi-militaires une lutte sans merci contre le trafic de drogue.
Bref, la vie relativement facile des années 1960 se transforma pour Andrès en une source constante de dangers et de préoccupations. Seul son statut un peu particulier d’entrepreneur musical lui permit d’échapper au sort sinistre de tant de ses confrères : finir découpé en morceaux à la tronçonneuse ou criblé de balles à la sortie d’un night-club pour avoir fait trop d’ombre à un puissant concurrent.
Au contraire, les grands narcos colombiens firent volontiers recours aux compétences et aux réseaux d’Andrés pour les aider à organiser leurs propres activités dans le domaine des loisirs nocturnes. Comme Andrès avait commencé à le faire 10 ans plus tôt, mais à une échelle beaucoup plus vaste, ils multipliaient en effet les initiatives en faveur de la Salsa : ouverture de night clubs, organisation de concerts, soutien aux orchestres locaux…
Ils disposaient pour cela d’une source inépuisable de revenus occultes qu’ils réinvestissaient dans toutes sortes d’activités légales. Certaines – laboratoires pharmaceutiques ou compagnies aériennes – étaient directement liées à leur trafic. D’autres – achats de terrain agricoles ou d’immeubles de rapport, promotion immobilière – étaient simplement des placements rentables. D’autres encore – chaines de radio, journaux, sociétés de production cinématographique et même écoles de journalisme – visaient à renforcer leur contrôle des médias pour diffuser d’eux un image positive. Les narcos cherchaient aussi, par des actions de mécénats – construction d’habitation pour les personnes démunies, soutien à de nombreuses équipes de football de quartier – à accroître leur popularité dans les barrios pauvres. Enfin, certains investissement étaient simplement liés à leur goûts personnels, qu’ils partageaient avec tous les colombiens de l’époque : aide généreuse à un orchestre de Salsa en échange d’une chanson composée en leur honneur, rachat des plus prestigieux clubs de football du pays….
Les investissements considérables que réalisèrent alors les narcotrafiquants dans les activités nocturnes s’expliquaient par toutes ces causes à la fois. Non seulement les night-clubs pouvaient être en eux-mêmes des activités rentables, mais ils concourraient au prestige personnel et à la popularité de leurs propriétaires, en offrant aux habitants des grandes villes des lieux de loisir spacieux, modernes et confortables. Comme par exemple à Cali la luxueuse discothèque Los dos alegres compadres ou le Club Los Ahijados en plein centre-ville, ou la mégadiscothèque El Concorde à Juanchito.
Ce faisant, les narcos donnèrent au cours des années 1980 une puissante impulsion à la Salsa colombienne, en contribuant à diffuser cette musique jusque-là marginale dans toutes les couches de la société et en soutenant l’essor d’orchestres locaux. Mais ils lui instillèrent aussi, avec leurs night-clubs d’un luxe un peu surfait où se dépensait à pleines mains un argent souvent mal gagné, un côté « nouveau riche » et ostentatoire qui détruisit le caractère bon enfant et spontané de la veille salsa populaire des années 1970.
Les plus puissants trafiquants, comme les frères Orejuela de Cali ou le trop fameux Pablo Escobar, de Medelin, recoururent donc aux services d’Andrès pour faire venir dans leurs somptueuses fêtes privées ou dans leurs clinquants night-clubs les meilleurs orchestres étrangers. En échange, ils le laissaient poursuivre son trafic sur petite échelle sans chercher à l’inféoder à leur propre réseau ni bien sûr à l’éliminer.
Mais ce « travail » d’entrepreneur de spectacles pour le compte des grands narcos n’était pas de tout repos. Personnalités violentes, impulsives, ceux-ci étaient capables de transformer n’importe quel banal incident en explosion de violence. Comme cela faillit par exemple être le cas à l’occasion d’une fête privée donnée par Pablo Escobar, où avaient été embauchés par l’intermédiaire d’Andrès les plus grands noms de la Salsa brava new-yorkaise : Ismael Rivera, Cheo Felicianio, Hector Lavoe… Pablo leur demanda de continuer à jouer après 2 heures du matin, heure-butoir indiquée par leur contrat. Les artistes refusèrent. Pris d’une colère folle, Escobar envoya ses hommes de main confisquer leurs instruments, puis les enferma dans un petit cagibi. Ils restèrent cloîtrés là pendant le reste de la nuit, plus qu’inquiets, avant qu’Hector Lavoe ne parvienne à ouvrir un vasisdas par lequel ils purent s’échapper. Pablo Escobar leur renvoya le lendemain leurs instruments avec un mot d’excuse et une gratification royale, mais le mal était fait…
Malgré l’indulgence dont il bénéficiait de la part des grands chefs de cartels, la vie occulte d’Andrès devint progressivement une source d’angoisse et de préoccupations permanente. Les mailles des filets du DEA se resserraient de manière de plus en plus dangereuse, même s’il n’était pour sa part qu’un modeste poisson de petit calibre. Et si ses relations avec les chefs principaux cartels n’étaient pas mauvaises, il savait aussi qu’un simple froncement de sourcils d’Escobar ou des frères Orejuela pouvait signifier pour lui une mort imminente et très désagréable.
Par ailleurs, ses relations avec Catarina se détérioraient. Femme d’une grande droiture, elle avait été profondément choquée d’apprendre, quelques années auparavant, la source véritable de la richesse de son mari. Elle s’en doutait déjà bien un peu, mais celui-ci avait su apaiser ses soupçons jusqu’à ce qu’elle le surprenne un jour dans une conversation sans équivoque avec quelques-uns de ses subordonnés. Très éprise de lui, elle n’avait pas alors quitté, mais quelque chose dans leur relation s’est brisé. Puis le caractère d’Andrès s’assombrit, miné par la pression d’une angoisse constante. Autrefois si charmant, si distingué, il fut en butte à des accès de plus en plus fréquents de colère et d‘agitation, suivis de phases d’abattement et de prostration durant lesquels il avait de plus en plus tendance à abuser de l’alcool et même de la cocaïne. Après une dispute particulièrement violente, Catarina décida de le quitter.
Quelques années plus tard, la Lamborghini d’Andrès fut littéralement pulvérisée par un semi-remorque qui l’avait coincée sur le bas-côté de la route de Zipaquirá, au nord de Bogota. Hasard, meurtre, suicide ? En tout cas, l’enquête, très rapidement menée, conclut à un banal accident de la route…
La nouvelle de la mort de Catarina et d’Andrès plongea Rafael dans un deuil profond et violent. C’était comme si des portes de plomb s’étaient soudain refermées sur sa jeunesse, alors que jusque-là l’idée qu’ils étaient toujours vivants lui apparaissait comme allant de soi. Et la nouvelle de leur disparition creusa un vide immense dans son cœur.
Il se jeta alors à corps perdu dans l’évocation à la fois douloureuse et magnifiée de ses souvenirs, recherchant fébrilement toutes les traces encore disponibles : lettres, photos, livres, articles. Il tenta de rédiger une biographie de son père, qu’il envoya à ses vieilles amies.
Celles-ci réagirent immédiatement, prouvant ainsi à quel point le merveilleux souvenir de Federico restait vivace dans leur mémoire. Et elles apportèrent des précisions importantes sur ce qu’avaient été ses dernières années, mettant ainsi Rafael sur la voie d‘une fantastique découverte.
Dans le texte qu’il avait rédigé, sur la base de ce que lui avait raconté sa mère, Rafael présentait les dix dernières années de son père comme celle de l’inéluctable déclin d’un homme épuisé, miné par la maladie, confronté à une pauvreté proche de la misère. Mais les anciennes amies de Federico racontèrent une histoire bien différente, celle d’un homme passionnément attelé à un travail mystérieux qui absorbait toute son énergie. Eliza mentionna plusieurs voyages mystérieux au Mexique et à Cali. Sofia se rappelait de la présence autour de lui d’une cohorte de jeunes journalistes qui semblaient obéir à ses instructions. Aliuska indiqua qu’il passait parfois des journées entières à travailler avec Andrès sur de mystérieux textes dactylographiés. Et Oladis rencontra un jour, alors qu’elle passait par hasard chez lui, l’un des plus grands metteurs en scène de narconovellas de Colombie. Quant à Elena, qui lui avait parlé à l’hôpital la veille de sa mort, il lui avait dit qu’il était pressé de rentrer chez lui pour achever l’ultime relecture de son nouveau livre ….
Mais de livre publié après la mort de Federico, il n’y en avait pas eu. Quel était alors ce mystérieux ouvrage sur lequel travaillait depuis si longtemps son père au moment de sa mort ? Pendant plusieurs semaines, la question obséda Rafael, sans qu’il ne parvienne à y trouver de réponse claire.
Jusqu’à ce qu’il retrouve une lettre de condoléance, reçue quelques jours après la mort de sa mère.
C’était une lettre de Maria José Espinoza, plus connue dans le milieu colombien de la prostitution sous le surnom de « La Lionne ». Après quelques phrases affectueuses sur sa maman, on pouvait y lire dans une écriture presqu’enfantine, bourrée de fautes d’orthographe, la phrase suivante : « Je n’ai pas pu venir à l’enterrement, j’été malade. Vené me voir, j’ai queque chose pour vous qui vien de votre maman ».
Sur le moment, Rafael n’avait pas répondu. Il n’avait jamais beaucoup aimé cette femme âgée, vulgaire, un peu hommasse, poursuivant sa mère d’une affection envahissante, et charriant avec elle un cloaque de déchéance morale. Mais maintenant qu’il s’était fiévreusement lancé à la recherche du moindre indice du passé de ses parents, il ne pouvait négliger cette piste. Il prit donc son téléphone, et quelques heures plus tard, il frappait à la porte de la jolie petite villa de Maria, dans le barrio Kennedy désormais transformé en quartier résidentiel de la classe moyenne. Il fut introduit par la bonne dans un grand salon à l’opulence plus qu’ostentatoire : moquette épaisse, lourds rideaux de soie, immenses miroirs, vase précieux, lustres en cristal, murs stuqués… On aurait vraiment cru se trouver dans le salon d’un luxueux bordel de Storyville. Au milieu, assise sur un large fauteuil de style Louis XV, trônait la Lionne. Ou plutôt une petite vieille ratatinée par l’arthrose, presque aveugle, aux cheveux blanchis qui, ayant perdu leur aspect de superbe crinière, pendaient en désordre sur son visage creusé de rides, maladroitement et excessivement maquillé. Elle lui sourit gentiment : « Ah ! V’la le fiston de ma petite Reina !! Dis donc, t’as bien changé depuis que tu faisais du tricycle dans le Parque Obrero !!! T’est devenu un vrai monsieur ! Elle y est arrivée, ta maman !! »
Rafael fut ému par cette entrée en matière affectueuse et directe. Ils commencèrent à parler de la jeunesse de sa mère, de ses difficultés puis de ses succès d’avocate, de son intérêt sincère pour les clients dont elle assurait la défense. Maria l’évoquait avec une grande affection, alternant curieusement des attitudes protectrices et un respect proche de la dévotion pour les talents intellectuels et l’éloquence de son amie. Puis, au bout de presque de deux heures de conversation que Rafael vit passer comme un souffle, elle lui dit subitement : « Ta mère, un jour, m’a laissé un gros paquet en me demandant de le cacher. Comme elle est morte maintenant, et que moi aussi je vais mourir bientôt, j’ai pensé que je devais te le donner. Va ouvrir le buffet, là-bas ».
En rentrant chez lui, Rafael ouvrit avec avidité le gros paquet, emballé dans du papier Kraft soigneusement scotché et ficelé. Dedans, il trouva un manuscrit dactylographié de plusieurs centaines de pages, intitulé « les Nouveaux Maîtres du Monde ». C’était le livre sur lequel son père avait tant travaillé au cours des dernières années de sa vie. Et c’était aussi son chef d’œuvre, un ouvrage susceptible de changer la face du monde s’il était publié. Mais avant de dire pourquoi, je voudrais raconter l’histoire de ce livre – une histoire que personne, même Rafael, ne parvint jamais, faute de temps, à mettre totalement à jour.
Au cours des dix dernières années de sa vie, même si ses publications avaient semblé se ralentir, Federico n’était pas resté inactif, bien au contraire. Tout était parti d’amères confidences faites par Andrès à son ami, un soir de déprime sur les soucis que lui causaient ses activités illicites dans lesquels il se sentait désormais emprisonné comme dans un cercle mortel : escalade vertigineuse de la violence des cartels, corruption de plus en plus profonde de la classe politique, système financier gangrené par l’argent occulte de la drogue… Bref, Andrès avait, ce soir-là, décrit un avenir particulièrement sombre où loin d’être cantonnée à une simple question de santé publique, le trafic de drogue allait progressivement contaminer l’ensemble de la société, détruisant les valeurs morales humanistes, transformant le système financier en un gigantesque casino géré par des escrocs, et sapant les fondements même des démocraties.
Tout cela, Federico s’en doutait déjà depuis longtemps, et pour cause !!! Il était sans doute l’un de ceux, en dehors des trafiquants eux-mêmes, qui connaissaient le mieux le monde des narcos et les tentacules empoisonnées qu’ils poussaient vers la finance, la police et le monde politique. Andrès l’avait présenté un jour à Pablo Escobar, et celui-ci, exactement comme avant lui les jeunes étudiantes en journalismes, les peintres surréalistes et les écrivains nobélisables, était tombé sur le charme de sa parole. Or, comme d’ailleurs beaucoup d’autres narcos de haut vol, Pablo avait besoin d’une plume : pour écrire de jolies lettre à sa famille et à ses maîtresses, pour garder trace de ce qu’il considérait comme ses exploits, pour justifier ses crimes, pour transformer sa vie en un sujet romancé de telenovella ou de narcoroman. Il demanda à Federico de jouer ce rôle. Et celui-ci l’accomplit si bien que d’autre chefs de cartels – y compris d’ailleurs parmi les ennemis les plus implacables de Pablo – lui proposèrent à leur tour de travailler pour eux. Sa réputation s’étendit même à l’étranger, auprès des grands chefs des cartels mexicains, qui en firent un témoin et un confident privilégié, à la fois horrifié et fasciné, du déferlement de violence qu’ils déclenchèrent eux aussi dans leur pays au cours des années 1990.
Cette position unique permit à Federico de réaliser – quoique de manière occulte, car son nom n’apparaissait pas dans les génériques – l’un ses vieux rêves : devenir scénariste de cinéma. Car il devint alors l’un des principaux promoteurs d’un genre nouveau, celui des narconovellas et des narcopelliculas, qui connurent depuis un immense succès auprès du public d’Amérique latine. Mais surtout, il put ainsi accumuler un matériau exceptionnel sur le monde des narcotrafiquants et leurs relations occultes avec les mondes de la finance et de la politique. Et de cette masse documentaire, allait naître le livre exceptionnel que Rafael tenait alors entre ses mains. Un livre que son père avait rédigé avec passion au cours des dernières années de sa vie, mobilisant pour cela une cohorte de jeunes apprentis-journalistes qu’il envoyait enquêter aux quatre coins du monde pour compléter ses sources, les rémunérant avec l’argent tiré de son propre travail auprès des narcos.
Federico l’avait pratiquement terminé lorsqu’il tomba gravement malade. Au moment de partir pour l’hôpital pour un voyage sans retour, il confia la précieux manuscrit à Catarina, qui, se sachant à son tour condamné, le donna sur son lit de mort à Reina. Celle-ci, affolée d’être en possession d’un document si dangereux, demanda à La Lionne, femme courageuse et dévoué, de le cacher. Et c’est à l’issue de ce long périple qu’il se retrouvait maintenant entre les mains de Rafael. Et celui-ci, à peine rentré chez lui, s’installa sur la belle terrasse de son appartement pour le dévorer avec passion.
Ce texte à la portée immense, qui décrivait les mécanismes par lesquels les groupes mafieux étaient en train de s’emparer des rouages de l’économie et du pouvoir politique dans toute la planète, était construit d’une manière étrange.
La première partie tenait en effet davantage du traité philosophique que du journalisme d’investigation. C’était une critique de la pensée cartésienne ayant abouti à une mise en coupe réglée de la nature à l’émergence d’une civilisation industrielle cancéreuse et destructrice. Largement inspirée de l’existentialisme allemand et tout particulièrement des travaux d’Heidegger, elle débutait par un hommage à la philosophie présocratique, illuminée par l’émerveillement pour un univers considéré avant tout comme une source de poésie et de beauté. La pensée cartésienne, avec son projet mathématique de la nature et son ambition de voir l’homme de rendre « seigneur et maître » de celle-ci, avait au contraire réduit l’univers à une simple source de matières premières permettant à l’Humanité de connaître ce que l’on appelait le « progrès », c’est-à-dire la production et la consommation sur grande échelle de produits industriels. Mais cette révolution industrielle n’avait pas seulement appauvri la nature et remplacé l’émerveillement des présocratiques par un simple bilan comptable des ressources. Elle avait également appauvri l’homme en le réduisant à un rôle de « travailleur-consommateur », acteur et soi-disant bénéficiaire de la transformation des ressources naturelles en produits finis et commercialisables. A mesure que la société de production-consommation poursuivait son développement cancéreux à une échelle de plus en plus vaste, l’homme s’était ainsi transformé en « petit travailleur planétaire », acteur-esclave d’un cycle sans fin d’exploitation-consommation-destruction désormais mondialisé. Et l’horizon politique de ce projet n’était pas, contrairement à l’illusion véhiculée par la pensée dominante, celle d’une société démocratique, peuplée d’individus libres. C’était au contraire l’asservissement des existences et la pensée elle-même par de grandes forces totalitaires et oppressives, conduisant logiquement à la concentration de tous les pouvoirs entre quelques mains, celle du groupe restreint des « maîtres de la technique ».
S’il s’était arrêté là, le livre de Federico n’aurait été qu’un remarquable ouvrage de polémiste, appuyant sa critique de la société contemporaine sur un puissant arsenal de philosophie critique et faisant preuve d’une exceptionnelle hauteur de vue. Mais il y avait beaucoup plus. Dans la seconde partie, s’appuyant sur les résultats de sa longue enquête sur les réseaux d’influence des narcotrafiquants, Federico démontrait de manière lumineuse que ce projet totalitaire était, justement, en train de se réaliser sous nos yeux. Disposant de moyens colossaux tirés de leurs activités illicites, les narcotrafiquants avaient en effet infiltré la police et la classe politique de leurs pays d’origine, les transformant ainsi en narco-Etats. Leurs liquidités gigantesques, échappant à tout contrôle, leur avaient ensuite permis de conquérir une place de premier ordre dans la finance internationale, démultipliant leurs gains par une spéculation effrénée et destructrice.
Mais ils étaient encore allés beaucoup plus loin, en nouant progressivement un complexe réseau d’alliances avec d’autres groupes en position d‘exercer leur domination sur la planète : militaires de hauts rangs de grands pays d’Asie, pétromonarques du moyen-Orient, oligarchies technocratiques européennes, dirigeants d’Etats criminalisés d’Afrique, banquiers et responsables des grands fonds de placement spéculatifs anglo-saxons, complexe pétro-sécuritaire russe…
Bien sûr, une lutte pour la prééminence mondiale opposait ces différents groupes d’intérêt. Mais ils nouaient aussi entre eux des alliances tactiques, souvent durables, lorsque cela permettait à chacun de parvenir plus aisément à ses fins : accumuler davantage de richesses, briser les dernières résistances locales à leur pouvoir ascendant, et, in fine, établir leur domination complète sur la société de leur pays ou sur l’économie mondiale. Dans cette coopétition asymétrique pour la conquête du pouvoir planétaire, chacun disposait de ses propres atouts : une armée puissante, la mainmise sur d’efficaces bureaucraties, la maîtrise technique des mécanismes financiers, des idéologies séduisantes et pernicieuses qui aveuglaient et fanatisaient des peuples entiers… Les narcos, quant à eux, apportaient deux atouts précieux : la possession d’immenses quantités de cash incontrôlé, et un savoir-faire particulièrement aiguisé en matière de violence et de terreur – auquel s’ajoutait accessoirement la capacité à intoxiquer, abrutir et asservir par la dépendance à leur produits stupéfiants des peuples entiers. Ces atouts les rendaient particulièrement efficace pour corrompre et attacher à leurs intérêts toutes sortes d’hommes de pouvoir apparemment très éloignés du monde du narcotrafic.
Les précisions fournies dans le livre de Federico, basées à la fois sur des confidences de première main et sur les investigations fouillées de ses jeunes assistants, donnaient à cet égard le vertige. Preuves à l’appui, il apparaissait ainsi qu’une fraction non négligeable de la classe politique européenne, une petite moitié des dirigeants d’Amérique latine, ainsi que la majorité des chefs d’Etat d’Afrique sub-saharienne, pouvaient être considérés comme des obligés des narco, tandis que figuraient parmi leurs « honorables correspondants » une immense cohue hétéroclite de banquiers d’affaires américains, de généraux russes et chinois, de princes du Golfe et de journalistes. Les noms étaient là, suivis des preuves, parfois irréfutables, parfois de simples soupçons, mais toujours suffisamment étayées pour être prises au sérieux. Et l’on pouvait suivre, d’une page à l’autre, comment ces mafias s’étaient progressivement infiltrées jusqu’au coeur du pouvoir politico-financier dans un très grand nombre de pays, dont certains qu’on aurait pu croire totalement à l’abri de ce type de contagion. Bref, la ou plutôt les mafias gouvernaient déjà, dans le monde entier, nos vies de manière occulte, ou étaient sur le point d’y parvenir après avoir éliminé les dernières poches d’opposition.
Tant de pensées se bousculèrent dans la tête de Rafael quand il eut achevé le livre !!! Les unes très nobles, d’autres un peu enfantines, certaines franchement médiocre. Ainsi, toute cette ville de Bogota, qu’il était en train de contempler depuis sa terrasse, était déjà tombée, comme une bonne partie du monde, sous le pouvoir de la mafia !! Quel esprit supérieur, quel grand écrivain que son père !!! Il fallait absolument publier ce livre pour fait éclater la vérité !!! Aussi, lui Rafael, deviendrait le sauveur de l’humanité, un homme courageux, important, respecté !!! Et puis ça rapporterait de l’argent !! Mais au fait, qu’était donc devenues les sommes, sans doute considérable, que son père avait gagné en travaillant pour les narcos ? Cela avait-il quelque chose à voir avoir les papiers à entête de l’UBS qu’il avait trouvés dans une lettre, à côté du manuscrit ? Peut-être allait-il aussi devenir ric …
Il n’acheva pas cette pensée. Tirées depuis le toit d’en face, deux balles l’attinrent en plein front, faisant exploser sa cervelle dont les débris sanglants se répandirent sur le livre.
Quelques minutes plus tard, les deux tueurs qui le suivaient depuis sa visite à la Lionne entrèrent dans son appartement, prirent la lettre et le livre.
Quelques heures plus tard, celui-ci achevait de se consumer sur une décharge à ciel ouvert de Bogota.
Quelques jours plus tard, les comptes UBS de son père furent vidés de leur contenu par un ordre bancaire venu de Panama.
Au cours des années suivantes, des anciens membres des services secrets, des milliardaires ayant fait fortune dans les casinos, des traders de vulture funds et des généraux populistes arrivèrent au pouvoir, la plupart du temps par des voies parfaitement légales, dans leurs pays respectifs.
Rien désormais, ne pouvait plus empêcher la grande mafia planétaire de régner sur le monde…
FIN