(Suite de l’épisode 2 : « On danse dans le barrio Kennedy« )
Pendant que Federico connaissait un prometteur début de carrière à Bogota, Reina traversait à Cali une période compliquée, faite de grandes déceptions d’une immense joie. Elle avait bien sûr été très affectée par le départ de Federico, qui ruinait son naïf pari, la laissant exposée aux désagréments et à l’opprobre du statut de fille-mère, évidement peu appréciable dans la Colombie profondément catholique et moraliste de l’époque. Mais plusieurs de ses proches l’avaient aidée à affronter cette épreuve.
Tout d’abord, son amie la Lionne, qui, comme vous pouvez l’imaginer, en avait vu d’autres, ranima le courage de sa larmoyante protégée par l’expression d’un féminisme vigoureux : « Vraiment tous des salauds, ces mecs !! Une fois qu’ils ont eu ce qu’ils voulaient, ni vu ni connu, ils se cassent !!! Mais, nous les femmes, on est plus courageuses qu’eux !! Ici, c’est rempli de filles qui ont eu ce genre de problèmes !!! Moi aussi, tu sais, j’ai eu un morpion à 14 ans, mais je me suis pas laissée abattre !! J’ai bossé dur, je l’ai élevé, et maintenant, il a un bon métier !!! Il est charpentier, comme était Jésus, tiens !!! » dit-elle en embrassant trois fois la petite croix d’or qu’elle portait au cou, car elle était non seulement très croyante, mais aussi très pieuse, avec d’ailleurs une forte tendance à la superstition.
De leur côté, ses parents réagirent de manière beaucoup plus favorable qu’elle ne l’avait craint. Sa mère, après avoir froncé des sourcils désapprobateurs, commença immédiatement à prendre en main les préparatifs de la naissance : choix d’une sage-femme, achat des langes et d’un berceau, etc. Elle promit également à Reina très effrayée de préparer Oscar, son père, à la terrible nouvelle de son déshonneur. Il ne faudrait tout de même pas qu’il la chasse de la maison !!
Mais Oscar, justement, réagit de manière beaucoup plus favorable qu’elles ne l’avaient craint. Cet homme pétri de principes moraux commença évidemment par accueillir l’annonce de la grossesse de Reina avec colère et mépris : « Ce petit bâtard, je n’en veux pas chez moi !! Il faudra lui trouver une nourrice, loin d’ici !! » Mais, au fond de lui, il avait de profondes raisons de se réjouir de la naissance de cet enfant, même hors mariage : parce qu’il symbolisait l’espérance et la vie après le massacre atroce dont avaient été victimes tant de membres aimés de sa famille ; et aussi parce qu’en tant que seul rejeton mâle, il perpétuerait son nom. Et, puis lorsque sa fille tremblante lui présenta le nouveau-né, il sentit son cœur fondre. Alors, lui déclara, sur le même ton sévère qu’il avait eu en menaçant de l’exiler chez une nourrice lointaine : « Ce garçon, il faut lui trouver un beau berceau !! » (Berceau, qui, comme je l’ai dit, avait déjà été acheté depuis plusieurs semaines en cachette par sa femme).
D’ailleurs, les voisins de leur quartier d’El Obrero, quoique pétris de principes moraux, traitèrent eux aussi Reina et son petit avec affection et générosité : beaucoup de visites au berceau, beaucoup de larmes et de félicitations, beaucoup de cadeaux, plus tard une disponibilité constante pour rendre de menus services. Et lorsqu’une imbécile ou un aigri se permirent par la suite – fort rarement au demeurant – un propos ou une allusion déplacés, ils furent immédiatement cloués au pilori par la rumeur publique ; il faut dire qu’avec toutes ces populations exilées, ces femmes violées, ces pères disparus, ces flopées d’enfants au lignage incertain, on en voyait d’autres à l’époque, dans les quartiers d’El Obrero ou de San Antonio !!!
Mais la personne qui aida le plus Reina fut – qui en eut douté – son fils Rafael lui-même. Dès qu’après l’accouchement elle put le presser contre son sein, elle se sentie emplie d’une puissante onde de bonheur maternel. Ce petit être constituait désormais pour elle une source de joie si puissante qu’elle balayait à elle seule toutes les contingences sociales ou matérielles, devenues parfaitement secondaires dans son esprit. Et elle jura alors de consacrer le reste de son existence à son fils … serment qu’elle tint ensuite parfaitement tout au long de sa vie.
Quant à ses relations avec Federico, Reina souffrit finalement assez peu de l’absence de réponse à sa lettre annonçant la naissance de Rafael, puisque celui-ci avait supplanté sans difficultés son père dans le rôle de grand amour de sa vie. Et ce c’est avec une surprise presque teinté d’indifférence qu’elle apprit deux années plus tard que Federico était prêt à reconnaître l’enfant.
Vivant avec son fils en bas âge chez ses parents, elle acheva bientôt ses études de droit pour devenir l‘une des premières femmes avocates du pays. Elle travailla ensuite chez plusieurs gros confères de Cali, pour ouvrir ensuite son propre cabinet. Oh ! C’était un cabinet bien modeste, aménagé dans une pièce de la maison de ses parents. Aussi, à quelques exceptions près, ses clients ne furent pas au départ très brillants : de petits commerçants du quartier confrontés à des problèmes de bail ; des divorces houleux où les époux s’écharpaient pour la garde des enfants, sur fond d’adultère et de violences conjugales ; quelques petits voleurs et voyous du quartier arrêtés pour un vol stupide ou un coup de couteau impulsif… Mais c’est justement la nature très modeste de cette clientèle qui allait bientôt permettre à Reina de traverser l’une des périodes les plus exaltantes de sa vie professionnelle.
La Colombie était alors, au début des années 1960, confrontée à de graves tensions sociales ; dans les campagnes, petits paysans, propriétaires terriens et grandes sociétés forestières s’affrontaient pour le contrôle des terres ; dans les villes, l’arrivée de millions d’émigrants pauvres, qui s’agglutinaient à la périphérie des agglomérations, s’accompagnait de toutes sortes de désordres : conflits avec les propriétaires des terrains illégalement occupés par les bidonvilles, les invasiones ; explosion de la petite délinquance ; organisation des populations pauvres en différents types de mouvements plus ou moins légaux, depuis les syndicats jusqu’aux bandes mafieuses, en passant par les groupuscules révolutionnaires, représentant autant de formes de résistance face à une société qui les opprimait, les méprisait et les exploitait. Or, le fond de la clientèle Reina étant, par la force des choses, constitué de personnes originaires de ces milieux modestes, elle allait devenir, au cours des années 1960, l’une des avocates les plus en vue de ces causes sociales.
Cette orientation de sa carrière ne fut pas seulement liée à la nature des choses, mais à une volonté clairement exprimée par Reina. Très marquée par le souvenir des atrocités dont avait été victime sa famille, elle avait juré de ne jamais laisser un paysan pauvre être exposé à une violence injuste ou un village entier se faire chasser de ses terres ancestrales sans réagir. Curieusement pour l’époque, cette position n’avait en fait pas grand-chose à voir avec un engagement politique au sens habituel du terme : Reina n’avait que peu fréquenté les cercles des étudiants de gauche de Cali, et n’était qu’une compagne de route très lointaine et épisodique des mouvements progressistes. Elle éprouvait même vis-à-vis des communistes une forme de méfiance instinctive, les soupçonnant d’être capables d’atrocités aussi abominables que celles dont sa propre famille avait été victime de la part des milices fascistes. Non, son engagement tenait simplement à la fois au respect de la mémoire familiale et à une exigence morale teintée de romantisme. Raison pour laquelle, peut-être, elle ne fut jamais l’objet de menace de la part des groupes paramilitaires de droite. Contrairement à beaucoup de ses confrères de gauche engagés à ses côtés dans les mêmes causes, et qui accompagnaient leur travail de juriste d’une rhétorique révolutionnaire déclenchant la fureur des milieux ultra-conservateurs.
Reina commença donc à défendre régulièrement les petits paysans expropriés, les habitants sans titre des bidonvilles menacés d’expulsion et les syndicalistes arrêtés à l’occasion d’une grève ou d’une manifestation. Et bientôt, l’écho de son action parvint aux oreilles d’un grand avocat de Bogota, maître Spinelli, un gros homme jovial à l’énorme moustache, spécialiste de ces causes au niveau national. Celui-ci lui proposa de venir travailler à ses côtés dans la capitale. Elle accepta. Une nouvelle période allait alors s’ouvrir pour Reina, professionnellement passionnante, mais aussi marquée par un rapprochement avec Federico et surtout par la naissance d’une paradoxale amitié avec sa femme Catarina.
Federico et Catarina, en effet, s’étaient mariés, et venaient même de devenir parents d’une petite Elena. A vrai dire, ce mariage avait failli ne pas se faire. En découvrant la lettre de Reina, mal cachée ou mal rangée par un Federico désordonné, Catarina avait en effet été à la fois bouleversée et prise d’une violente colère : son mari lui avait caché l’existence de cette liaison et surtout de cet enfant, et idée d’une triple trahison – envers cette femme qu’elle ne connaissait pas encore, envers l’enfant et envers elle-même – était insupportable pour cette femme d’une droiture morale qui confinait parfois à la rigidité.
Mais elle aimait aussi profondément Federico, qui savait comme nul autre l’élever au-dessus d’elle-même pour l’emmener dans un merveilleux univers parallèle de poésie, d’art et d’idées. Aussi, au lieu de la quitter immédiatement, comme elle l’aurait fait avec n’importe quel autre homme dans cette situation, lui mit-elle le marché en mains : elle ne resterait avec lui et ne l’épouserait qu’à la condition qu’il reconnaisse cet enfant et ait avec lui un minimum de relations paternelles. Il s’exécuta et pu ainsi épouser cette femme dont il était, à sa manière égoïste, profondément amoureux.
Ceci valut à Rafael le premier souvenir de son père : il vit un effet arriver le soir de l’anniversaire de ses 7 ans, dans le petit appartement où il avait emménagé depuis quelques mois avec sa mère dans le quartier de Chapinero, un homme au torse puissant, au rire sonore, à la gentillesse souriante, et qui lui amena un déguisement de cow-boy probablement acheté par Catarina. Son père lui offrit également – cadeau merveilleux – la possibilité de sauter à pied joints sur le lit, activité qui lui était habituellement totalement interdite par sa mère. Il allait garder toute sa vie un souvenir reconnaissant et lumineux de cette intervention libératrice.
Ils furent également invités à diner, à quelques reprises, dans l’appartement assez modeste, mais empli de livres et d’objets d’art, que Federico et Catarina occupaient avec leur fille dans le quartier des universités. Rafael entendit alors son père se plaindre, en terme assez violents, de l’incompétence de l’un de ses commanditaires – éditeur, rédacteur en chef ? – qui lui demandait des modifications à ses yeux intempestives dans un texte qu’il venait de lui rendre.
Sans le savoir, Rafael assistait alors aux prodromes de la crise qui allait conduire son père à révéler sa nature profonde d’être libre, refusant de s’insérer au sein d’une hiérarchie et d’accepter les responsabilités – sociales ou familiales – incombant d’ordinaire à un homme adulte. Et qui allait faire de lui le mélange improbable d’ermite-philosophe, d’aventurier de l’esprit, et de séducteur entouré d’une cour de jeunes femmes cultivées qu’il allait incarner jusqu’à sa vieillesse.
Mais Federico traversait aussi une phase difficile : ses rêves littéraires de jeunesse, en effet, s’étaient un peu envolés. Les invendus de son premier livre de poèmes dormaient dans une cave, un blocage psychologique l’empêchait de terminer son roman, et son projet de scénario pour un ami cinéaste avait finalement été abandonné. Il devait maintenant travailler pour payer un loyer, vêtir et nourrir un enfant… même si Catarina, grâce à l’argent de ses parents comme à son travail de mannequin, subvenait en fait à l’essentiel des besoins du couple.
Mais le talent de plume de Federico, associé à une curiosité insatiable et une fantastique capacité à attirer l’amitié de personnes de valeur, l’avaient en l’occurrence sauvé de la médiocrité d’un travail de tâcheron. Il avait en effet entrepris une carrière de journaliste – plus exactement de grand reporter – qui l’amena au cours des 30 années suivantes à publier de très beaux articles dans les journaux colombiens les plus prestigieux. Ses domaines d’intérêts parcouraient un immense éventail, depuis les prémisses de la pensée écologique naissante jusqu’à peinture contemporaine, en passant par la philosophie allemande et la défense des droits de l’homme alors bafoués par les dictatures latino-américaines de tous bords.
Mais sa grande passion, dont il pouvait discourir pendant des heures, de manière passionnante, devant des auditoires éblouis, c‘était la culture populaire latino. Or, au début des 1960, dans les quartiers populaires quartiers du sud, comme ceux de Restrepo, Kennedy, Santa Isabel ou Santa Matilde, celle-ci commençait être révolutionnée par une musique inventée à New York et associant rythmes caribéens et influences Jazz et Rock : la Salsa, A la place des verbenas et des agüelulos des années 1960 , commençaient alors à s’ouvrir dans ces barrios de nombreux dancings, comme le Club El Triumfo, le Mozambique, la Nueva Gaite, La Jirafa Roja, El Sol de Media Noche, las Estrellas de Soacha, El Tumbo, Tunjo de Oro, El Palladium, la Escalinata, El Escondido…
Dans ces lieux un peu clinquants, avec leurs néons violents et leur boule argentée tournant au-dessus de la piste de danse, on programmait alors surtout de la musique importée, même si les orchestres « live » se faisaient de plus en plus nombreux chaque année. Une clientèle populaire – où les ouvriers des usines de chaussures des alentours étaient nombreux – venait s’y détendre d’une journée de travail pénible et oublier les soucis de la vie quotidienne. Les danseurs les plus habiles, comme Mamboloco, Oscar Orozco Zapatico, Carlos Nino, Jesus Olarte « Chucho Bon Bon Bum », José Gabriel Clavijo, Jorge Vargas Pikin, El Bigle, la Panterita, y rivalisaient d’adresse et d’élégance à l’occasion de multiples concours.
Si les milieux bourgeois des quartiers nord méprisaient ouvertement cette forme d’expression, considérée, selon l’expression de l’époque, comme « une musique de singes, de putains et de voyous », telle n’était pas l’attitude des milieux intellectuels progressistes, qui y voyaient au contraire la fascinante naissance d’une culture sui generis, expression authentique et rebelle de l’âme populaire. Federico et son groupe d’amis en particulier, jouèrent un rôle important, dans la reconnaissance de cette musique par l’ensemble de la société colombienne, à travers émissions de radio, films, livres, articles, organisation de concerts et de festivals, ouverture de lieux culturels, où la musique latine voisinaient avec la littérature. Juan animait une émission musicale très suivie sur la radio de l’université catholique de Bogota, la Javeriana Estereo ; Georgio créa l’émisssion Por la Venas del Caribe sur radio Nacional ; Mauricio organisait les soirées du bar Goce Pagano, associant Salsa brava et littérature….
Quant à Federico, il réalisa plusieurs interviews majeures avec des artistes salseros de passage dans le pays, comme les membres de la Fania. Il écrivit un peu plus tard un ouvrage qui fait toujours référence en Amérique latine sur les origines et les premières années de la Salsa. Il fut aussi d’un des découvreurs de la nouvelle musique populaire cubaine, greffant sur le socle du Son l’influence de l’Afro-Jazz et du Rock.
Pendant que Federico commençait sa carrière de grand reporter, une amitié inattendue se nouait entre deux femmes : Reina et Catarina. Beaucoup de choses, semble-t-il, auraient pu à priori les opposer : la rivalité bien compréhensible entre la femme délaissée et la nouvelle épouse, source pour l’une de jalousie, pour l’autre d’inquiétude ; la différence d’origine et de milieux sociaux entre la descendante d’une lignée de riches propriétaires terriens et la fille de modestes commerçants, défenderesse des paysans pauvres ; enfin, et surtout, le fait que Reina n’ignorait rien des activités politiques du père de Catarina et de la responsabilité, même indirecte, qu’il pouvait porter dans le massacre de sa famille.
Et cependant, l’amitié se noua. Tout d’abord, parce que Catarina le voulut de toutes ses forces. Elle ressentait en effet à l’égard de Reina, et surtout de son fils, un sentiment de culpabilité lié à une double cause ; d’une part, parce qu’elle aussi jugeait son père en partie coupable des tragiques événements qui avaient affecté la famille de Reina ; ensuite parce ce qu’elle s’estimait partiellement responsable de la rupture de Federico avec celle-ci et de l’abandon de son fils.
En fait, elle n’était coupable de rien : elle ne connaissait pas l’existence de Reina au moment où elle avait été séduite par Federico, pas plus qu’elle n’était au courant de l’existence d’une guerre civile avant que son gentil poney ne soit massacré et sa maison à moitié brûlée. Mais cette femme très droite et un peu névrosée, vécut son rapprochement avec Reina et son fils comme l’accomplissement d’une sorte de devoir. Ces années plus tard, alors qu’elle multipliait à son égard attentions, invitations et cadeaux, elle dit même de but en blanc à Rafael, avec la brutalité un peu raide qui la caractérisait, qu’elle faisait tout cela « au titre des dommages de guerre ».
Reina, de son côté avait au départ tout intérêt à tirer parti des bonnes dispositions de Catarina : cela la rapprochait de Federico, qu’elle aimait toujours beaucoup, malgré ses torts immenses, comme toutes les femmes qui l’approchèrent ; et surtout parce que cela permettait à Rafael, autant que Federico en était capable, de bénéficier d’une certaine forme d’attention de son père. Et puis, outre ces considérations un peu opportunistes, Reina s’habitua peu à peu aux manifestations répétées d’amitié de Catarina, répondant régulièrement à ces invitations et finissant même par les lui rendre. Et cette amitié allait perdurer au fil des ans, résistant au divorce de Catarina et étant même d’une certaine manière renforcée par celui-ci.
En effet, Federico, malgré tout son talent, son brio, et sa capacité à transmuter en une aventure merveilleuse la vie à ses côtés, était aussi un homme impossible : goujat, machiste et infidèle, il lassa peu à peu Catarina, comme il allait lasser par la suite toutes les autres femmes qui tentèrent de partager sa vie. Après une période de disputes orageuses, le divorce parut inévitable. Et, presque naturellement, Catarina prit Reina comme avocate. Une situation qui contribua sans doute, dans l’esprit de celle-ci, à apurer le passif qui subsistait encore, puisqu’elle passait ainsi du rôle de femme délaissée à celle de confidente et de soutien de son ancienne rivale, elle-même en train de vivre une situation de rupture douloureuse, tout en brisant quelques lances pour compte d’autrui avec Federico. Une sorte de généreuse revanche contre la destinée…
Pendant ce temps, Rafael grandissait. L’enfant timide, accroché aux jupes d’une mère hyper-protectrice, était devenu un adolescent tourmenté, timide, solitaire, introverti, souffrant confusément de l’absence de son père, mais doté aussi d’une intelligence très vive et d’un violent désir de se cultiver. Revues, romans, livres d’histoire de l’art ou de philosophie défilaient à un rythme frénétique entre ses mains. Il rêvait, selon les instructions subliminales de sa mère, de devenir un précoce génie de la littérature, talentueux et rebelle… En attendant, il vivait une existence de lycéen assez morne, à côté d’une mère casanière, dévorée par son labeur quotidien. Et c’est justement pourquoi les contacts de plus en plus fréquents avec son père, à partir de 14 ou 15 ans, l’éblouirent littéralement, contribuant fortement à orienter sa vie ultérieure et laissant dans sa mémoire une trace lumineuse et ineffaçable.
Au début des années 1970, Federico était au sommet de son art de grand reporter. Quoique ne faisant partie intégrante d’aucune rédaction, ses article de fond étaient publiés, sur plusieurs pages, par les plus grands hebdomadaires colombiens ou même des pays voisins, comme le Espectador, El Tiempo, La Prensa, Visíon. Dans son carnet d’adresses, constamment enrichi par de nouvelles rencontres et maintenu vivant par le caractère durable qu’il savait donner à ses amitiés, figurait une bonne part de ce que l’Amérique latine comptait alors de peintres, d’écrivains et de philosophes de renom. Il était ami avec des poètes et des savants, avec des historiens et des futurologues, avec des architectes et des voyants, avec des dissidents cubains et des victimes des dictatures militaires d’extrême-droite, avec des écrivains d’avant-garde et des spécialistes de grec ancien, avec des musiciens de Salsa et des professeurs de théologie. Le petit appartement du Retiro où il s’était installé après son divorce était devenu une sorte de ruche bourdonnante, lieu de rencontre de tant de personnages passionnants et où se concoctaient articles de fond, entretiens, projets de livres ou d’émissions. On y trouvait aussi beaucoup de jeunes femmes, parmi les plus séduisantes Intellectuelles en herbe de Bogota, attirées comme un aimant par le brio de Federico et le tourbillon de rencontres passionnantes et d’évènement hors du commun qu’il leur proposait. Comme le lui dit un jour l’une de ses anciennes amies, Eliza « il avait une force magnétique, une énergie, un don de voyance qui pouvaient nourrir les autres, pour peu que ces autres acceptent d’entrer avec lui dans un univers parallèle, de fricoter avec l’imaginaire, (…) Iil avait des échappées vers d’autres mondes. »
La fréquentation de son père fut alors pour Rafael une source d’émerveillements constamment renouvelés. Comme cette inoubliable soirée qu’ils passèrent avec Alejo Carpentier à discuter de l’histoire de la musique cubaine avant que le grand romancier, pianiste hors pair, ne leur offre un petit concert improvisé. Comme ce diner avec le grand peintre Fernando Botero, qui à cette occasion, leur expliqua sa technique de dessin en réalisant un vivo un portrait de groupe de son père et de ses amis. Comme, à la fin des années 1970, cette entrevue avec Gabriel Garcia Marquez, de passage à Bogota. Celui-leur lut plusieurs pages inédites de son nouveau roman, Chronique d’un mort annoncée, qui ne serait publiée que quelques années plus tard. Il leur parla aussi, avec enthousiasme, du mouvement sandiniste, qui, au Nicaragua, était en train de renverser la dictature de Somoza. Une autre fois, ce fut l’économiste Gabriel Bettancourt, alors ambassadeur de Colombie à l’Unesco, qui évoqua devant eux, avec une chaleur visionnaire, le projet de sa vie : la mise en place d’un crédit éducatif permettant aux étudiants pauvres d’accéder au savoir, ouvrant ainsi selon lui la voie d’un gigantesque bond en avant du développement humain. Et il y en eu tant d’autres… Rafael, avait ainsi l’impression, sortant de sa routine de collégien, de voir ainsi s’ouvrir à lui les portes d’un monde flamboyant mélange de haute culture, de beauté, et de réflexion sur les problèmes du monde contemporain, tandis que voletaient légèrement autour d’eux les créatures des rêve qu’étaient les jeunes amies de son père.
Il écoutait aussi avec passion celui-ci lui parler de ses fabuleux voyages autour du monde, comme lorsqu’il était allé en Europe rencontrer les plus grands peintres surréalistes du moment, comme Max Ernst, Karel Appel ou Giorgio de Chirico, pour préparer un livre sur l’art contemporain : ou lorsqu’il était parti en Inde, faire un reportage sur la ville d’Auroville, fondée aux environ de Pondichéry par les disciples de Sri Aurobindo, pour accueillir des hommes et des femmes du monde entier désireux de vivre une expérience de paix et d’harmonie.
Vers la fin des années 1970, devenu un jeune homme, Rafael avait même réalisé quelques articles avec son père. Ils avaient interviewé pour La Prensa des religieux colombiens récemment libérés des geôles argentines, et qui leur avaient décrit leurs épouvantables expériences, sommes d’histoire glaçante d’injustices, d’oppression, et finalement d’arrestations et de tortures. Il avait aussi accompagné son père jours à Cuba, pour rencontrer les orchestres et Irakere et Los Van Van, qui développaient alors une nouvelle forme d’afro-Jazz, ancêtre de ce qui allait devenir plus tard la Timba. Ils avaient d’ailleurs pu tous les deux constater à cet occasion à quel point la réalité cubaine, déjà abimée par les privations, les lourdeurs bureaucratiques et le manque de liberté, différait déjà de l’image radieuse et romantique que s’en faisaient les milieux progressistes du monde entier…
Rafael avait une autre raison, bien compréhensible pour l’adolescent timide qu’il était alors, d’admirer son père : il avait un succès immense avec les femmes, dont il profitait d’ailleurs sans vergogne. Cet homme au physique puissant, qui avait toujours une histoire passionnante à raconter sur l’article qu’il était un train de rédiger, et dont la parole magique vous entraînait irrésistiblement dans un univers de rêve, attirait les dames comme un amant. Ce séducteur invétéré était d’ailleurs davantage de la race de Casanova que de celle de Dom Juan, dans la mesure où il parlait toujours de ses (très nombreuses) conquêtes avec beaucoup d’affection et en les décrivant par de tendres métaphores poétiques : oiseau coloré des îles mystérieuses, poisson aux mille nageoires d’or des mers du sud, provinces du grand satrape d’orient, etc. Gravitaient donc autour de mon père un essaim coloré des plus jolies intellectuelles et journalistes de Colombie, qui écoutaient bouche bée un cours magistral sur la peinture surréaliste avant de sauter dans son lit. Il y avait, Aliuska, Nora, Eliza, Catarina, Sofia, Odalys et tant d’autres… Sans oublier les occasionnelles, comme cette « princesse d’Egypte », pour laquelle son père le planta un samedi soir, alors qu’ils étaient tous deux en train de rédiger un article sur l’Argentine. A charge pour Rafael, pendant que Federico goûtait aux charmes de sa moderne Nefertiti, de remettre en ordre tous les petits bouts de papier découpés et recollés qui lui permettaient, en réorganisant ses textes, de leur donner forme et dynamisme. Car à l’époque, le traitement de texte n’existait pas encore…
Ces liaisons étaient à la fois éphémères et très durables. Elles étaient éphémères, parce que Federico était absolument impossible à vivre : désordonné, sale et salisseur, effroyablement machiste même pour l’époque, coureur, égoïste, manquant de la plus élémentaire ponctualité, toujours fauché comme les blés, et pour tout dire absolument caractériel, il lassait les meilleures volontés féminines au bout de quelques mois, au mieux de quelques années. Mais ces relations étaient aussi très durables, parce que ses anciennes femmes et maîtresses, une fois recasées avec un haut fonctionnaire, un directeur de revue littéraire ou un richissime entrepreneur (c’étaient presque toutes des beautés et souvent des esprits supérieurs), éprouvaient immanquablement la nostalgie de leur impossible amant dispensateur de rêve. Elles revenaient alors vers lui sous les prétextes les plus divers : lui passer l’aspirateur, lui faire relire leur dernier roman, lui demander un éclaircissement sur l’histoire du surréalisme, lui apporter des pommes fraîchement cueillies de leur hacienda, etc. Et Federico réussissait ainsi l’étrange performance d’être à la fois seul comme un ours dans sa tanière (car aucune femme ne supportait longtemps de vivre avec lui) et entouré comme un sultan dans son harem (car aucune de ses anciennes conquêtes ne supportait la monotonie de la vie loin de lui).
Plus étrange encore, toutes ces ex-compagnes, qui se connaissaient bien, avaient noué entre elles d’étroites relations d’amitié, et se rencontraient fréquemment. Et, comme on peut l’imaginer, Federico constituait le principal sujet de conversation de cet étrange « club de fans » qui adoraient passer des heures ensemble pour dire du mal de lui et se répartir les tâches afin de lui venir en aide. Et comme leurs nouveaux époux étaient souvent eux-mêmes des amis de Federico ou complètement subjugués par son charme, non seulement ils les laissaient faire, mais ils leurs donnaient même un coup de main. Comme par exemple le plus riche et le plus influent d’entre eux : Andrès, à la fortune si mystérieuse…
(A suivre – Episode 4 : Un mécène de la Salsa)