Suite de l’épisode 1 : « Dans les Bordels de Cali »
Mais Federico avait d’autres ambitions que de se marier avec une petite campagnarde hystérique et jalouse, en se consolant le samedi soir avec une fille de la zone de Tolérance. Il voulait découvrir le monde, rencontrer artistes et écrivains, devenir lui-même un grand poète, aimer des femmes belles et cultivées ; et cela, les bordels et les petits étudiantes de Cali ne pouvaient le lui offrir. Il devait porter ses regards plus loin, là où bouillonnait vraiment l’activité intellectuelle du pays. C’est à Bogota que de trouvaient les plus prestigieux journaux, les revues littéraires où il pourrait publier, les cercles intellectuels et artistiques où il pourrait faire de belles et fructueuses rencontres, les femmes élégantes dont il rêvait. Il avait eu un avant-goût de ce qui pouvait l’attendre lorsqu’il avait été invité par une revue littéraire de la capitale pour célébrer la sortie d’un numéro où plusieurs de ses poèmes avaient été publiés. Questions des journalistes, propos élogieux de quelques critiques influents, demande d’autographe de lecteurs et surtout lectrices déjà conquises, diner en compagnie de peintres et d’écrivains en vogue…. Ce tourbillon l’avait grisé, lui le petit provincial qui n’avait jusqu’alors eu pour tout public que des adolescents rêveurs et des putains illettrées…
C’est justement au cours de l’un de ces diners qu’il avait été ébloui par la plus belle femme qu’il ait jamais rencontrée. Lorsque Catarina était arrivée aux bras d’un cinéaste de renom, un silence admiratif s’était instauré pendant quelques secondes. Tous les yeux, emplis d’admiration et d’envie, s’étaient tournés vers ce couple, incarnation vivante du succès. Avec sa taille fine et élancée, son port majestueux, ses magnifiques chevaux blonds encadrant un visage d’une beauté aristocratique, mise en valeur par une superbe robe multicolore et un maquillage particulièrement soigné, Catarina semblait davantage appartenir au monde des légendes nordiques qu’à la plate réalité d’un diner mondain. Federico en était tombé immédiatement amoureux – ou plus exactement il avait ressenti le désir violent de se rendre seigneur et maître de cette créature.
Cette femme était d’ailleurs beaucoup fragile et vulnérable que ne le suggérait son impressionnant physique. Bien qu’à peine âgée de 18 ans à l’époque, sa vie avait déjà été tissée de souffrances, de deuils et de crises familiales. De mère suédoise – c’est sans doute d’elle qu’elle tenait son physique de déesse nordique – elle était la fille de l’une des plus gros propriétaires terriens de la province d’Antoquia, à quelques dizaines de kilomètres de Medellín. Et son enfance s’était déroulée dans l’atmosphère luxueuse de l’hacienda – presque un palais – depuis laquelle ses parents et leurs intendants réglaient la vie des milliers de paysans misérables qui peuplaient leurs terres immenses : travailleurs agricoles, métayers, petits exploitants en principe indépendants mais en fait soumis comme les autres à la loi d’airain des gros propriétaires.
Elle se souvenait confusément de quelques scènes : les balades dans la prairie avec son poney favori, Vavi ; les cours de maintien où on lui faisait porter un livre sur la tête tout en mangeant pour lui apprendre à se tenir droite ; les grandes soirées élégantes auxquels participaient de beaux officiers aux décorations chamarrées ; et aussi ses parents prenant le repas de Noël avec leurs paysans : sa famille était installée sur le perron avec l’évêque, devant une table magnifique, tandis que les paysans, en bas des marches, étaient assis sur des bancs de bois, le long de grandes tables à tréteaux, avec leur écuelle…
Et, puis, brutalement, à 12 ans, cet écrin protecteur s’était brisé, la faisant sortir de son enfance heureuse pour découvrir un univers de violence et de mort. Pour répondre aux actes de barbarie dont les groupes para-militaires conservateurs s’étaient rendus coupables, des groupes d’extrême-gauche avaient décidé de rendre coup pour coup, en s’attaquant directement aux grands propriétaires terriens parmi les plus impliqués dans la formation des milices conservatrices. Et, un soir de juin 1954, plusieurs camions chargés d’hommes en armes se dirigèrent, tous feux éteints et en empruntant des chemins de traverse, vers l’hacienda relativement isolée de la famille de Catarina. Ils occupèrent l’écurie, les granges alentours, installèrent mitrailleuses et mortiers, et s’apprêtaient à lancer l’assaut sur la maison lorsque l’un des gardes donna l’alerte.
Le déchainement de violence qui s’en suivit laissa une marque d’autant plus indélébile dans l’âme de la petite fille qu’il était totalement inattendu, Au milieu des tirs et des cris, plusieurs obus de mortiers s’abattirent sur l’hacienda, provoquant un début d’incendie et blessant grièvement sur femme de chambre que Catarina vit se rouler par terre, hurlante et couverte de sang, pendant que sa mère affolée l’emmenait à abri dans la cave. Après une heure interminable, passées terrée dans ce réduit sombre, pendant qu’au dessus de sa tête les explosions continuaient à ébranler la maison, elle put enfin sortir. Pour constater que l’hacienda avait été ravagée par les combats, la toiture détruite par un début d’incendie, le beau piano du salon éventré. Les jouets de sa chambre d’enfant, éparpillés par une explosion, gisaient au sol, complètement démantibulés. Le silence respectueux de ses serviteurs, la tranquillité olympienne de son père avaient laissé la place à une atmosphère agitée et bruyante où ordres et contrordres, fausses rumeurs et vraies mauvaises nouvelles se succédaient au milieu des cris des hommes et des hurlements des femmes. Sa mère, habituellement si imposante par sa placidité aristocratique, était en larme, en pleine crise d’hystérie.
Mais le pire fut quand on vint annoncer que l’écurie avait été entièrement ravagée par les flammes. Et quand ils s’y précipitèrent, ce fut pour voir son petit poney Vavi qui s’étant traîné hors du bâtiment éventré et agonisant, hennir lamentablement comme pour l’appeler au secours. Jusqu’à ce qu’un des gardes de son père l’achève d’un coup de fusil-mitrailleur.
A la suite de cette tragédie, la famille s’était réfugiée dans sa maison de Medellín, plus facile à défendre en cas d’attaque. Mais le caractère de Catalina en était resté profondément altéré. Après un mois de quasi-prostration, elle était devenue une fillette nerveuse, à la parole hachée, éprouvant un irrésistible sentiment de crainte face aux inconnus, en proie à toutes sortes de phobies comme la peur panique du noir, du sang et des explosions. Ces manifestations névrotiques, ajoutées à une éducation rigide qui la dressait à réfréner sa chaleur et sa spontanéité naturelle, allaient contribuer, tout au long de sa vie future, à lui donner une apparence sévère et un peu sèche, en totale opposition avec sa personnalité profonde, à la fois généreuse et avide d’amour. Contribuant ainsi à la rendre profondément malheureuse, et incapable de nouer des relations d’affection simples et directes avec ceux qui l’entouraient.
Mais un autre drame allait, quelques années plus tard, influencer profondément la destinée de Catarina. A la fin de la période dite de « La violencia », vers la fin des années 1950, la presse progressiste du pays lança une campagne de dénonciation contre les instigateurs de ces troubles, propriétaires terriens et officiers supérieurs de l’armée qui avaient joué un rôle dans la formation des sanglantes milices para-militaires. Le père de Catarina, qu’elle adorait et admirait, fut en particulier accusé d’avoir trempé dans l’organisation de quelques-uns des groupes les plus violents, comme les trop célèbres Anges gardiens. S’il parvint alors à échapper à un procès – avec l’aide d’amis haut placés, fortement intéressés eux aussi à étouffer ces affaires – il ne put par contre éviter que sa fille, alors toute jeune adolescente, ne soit mise au courant de ces sombres heures de l’histoire colombienne, où la culpabilité de son père n’apparaissait que trop évidente.
Ces révélations, accompagnées des épouvantables descriptions des atrocités commises par les milices conservatrices, provoquèrent une irrémédiable rupture avec son père. La situation devint si intenable que ses parents décidèrent de l’envoyer poursuivre ses études d’histoire de l’art à Bogota, chez un oncle de sa mère. Là-bas, la petite étudiante ne tarda pas à être remarquée par ses professeurs – plus d’ailleurs pour sa beauté hors du commun que pour ses qualités intellectuelles – et devint rapidement l’une des principales égéries des milieux artistico-intellectuels « branchés » de la capitale.
Federico entreprit auprès d’elle une cour assidue. Et, avec son irrésistible art de la parole qui faisait littéralement vivre à ceux qui l’écoutaient un rêve éveillé, son rire puissant et clair, son beau visage de jeune premier, sa culture très vaste qui contrastait avec l’horizon intellectuel plus étroit de la famille de Catarina, Il ne tarda pas à parvenir à ses fins avec celle-ci.
Dès lors, Federico n’eut plus qu’une idée : s’installer à Bogota. Il réussit à convaincre sa mère, prête à tout pour permettre au génie de son fils de se révéler, de lui financer la location d’une petite chambre d’hôtel dans le barrio Teusaquillo, près des universités. Il fut bientôt rejoint par la plupart de ses vieux amis de la bande de Buenaventura, avide eux aussi de tenter leur chance dans la capitale. Et dont la plupart allaient bientôt y faire de belles carrières – d’écrivains, de journalistes, de musicologues, d’animateurs radio – tout en contribuant puissamment à la diffusion en Colombie d’un nouveau genre musical alors en gestation : la Salsa.
Tout ce groupe menait alors une double existence : dans le centre de la ville, et tout particulièrement dans le quartier branché de Galerias, ils fréquentaient la bohème littéraire et artistique, discutant pendant des jours entiers d’art moderne, de littérature contemporaine, de musique populaire et de révolution cubaine, tout en se lisant mutuellement leur prochain roman. La nuit, ils allaient découvrir les nouveaux rythmes, venus de New York, que l’on dansait dans les grils et les verbanas des faubourgs populaires de Kennedy ou Restrepo.
Comme Cali, Bogota connaissait alors une croissance urbaine extrêmement rapide qui allait, en quelques dizaines d’années, la faire passer du statut de ville moyenne un peu somnolente à celui de mégalopole immense, surpeuplée et violente. Ce phénomène avait pour conséquence la création, par cercles concentriques successifs, de nouveaux quartiers périphériques, comme au Nord, Usaquen, et au sud, Kennedy, Quiroga, Antonio Nariño ou Ciudad Bolivar.
Dans ces barrios littéralement surgis de terre en quelques années, s’entassaient alors des populations déracinées, qui n’était déjà plus campagnardes, mais pas encore vraiment intégrées à la vie urbaine. Elles vivaient dans les habitations de fortune plus ou moins légales qui se multipliaient alors sur des terres souvent occupées sans titre de propriété, les « invasiones » (nous dirions aujourd’hui des bidonvilles).
Quant ils n’étaient pas au chômage les hommes étaient ouvriers d’usines, terrassiers ou manutentionnaires ; les femmes, employées comme bonnes dans les riches maisons du centre. Ils vivaient là dans des conditions difficiles : les habitations étaient, dans les premiers temps du moins, dépourvues du moindre confort, les nouveaux quartiers étaient rongés par toutes sortes de pathologies sociales, de l’alcoolisme à la violence en passant par la prostitution…
Mais la dureté de la vie dans ces barrios pauvres était atténuée par l’esprit de solidarité et de chaleur humaine qui rapprochait les habitants. On s’y s’amusait beaucoup aussi, en dansant et en écoutant des rythmes nouveaux. Ces populations déracinées, et surtout les enfants qui n’avaient jamais connu que le monde du faubourg, étaient confusément à la recherche de nouvelles formes d’expression reflétant leur vision du monde, leur rage de vivre, leurs espoirs et leurs humiliations. Or à plusieurs milliers de kilomètres de là, à New York, dans les quartiers de Spanish Harlem ou du Bronx, d’autres populations marginales et stigmatisées étaient en train de forger un nouveau type de musique urbaine exprimant la même sensibilité.
Les adolescents des barrios Kennedy ou Restrepo commencèrent donc à danser au son des LPs de Mambo, de Boogaloo et de Pachanga, dans toutes sortes de lieux plus ou moins improvisés où pouvait s’exprimer leur sociabilité juvénile : verbenas, fêtes en plein air ou sous une guinguette ; agüelulos et Coca Cola bailable, après-midis dansants pour adolescents, tirant leur nom des boissons non alcoolisées qui y étaient servies ; champus bailables,invitations de fin de semaine entre voisins, où les hommes commençaient par parler entre eux de football avant de se mettre à danser avec les femmes une fois celles-ci libérées des tâches ménagères ; bailes de cuotas, soirées organisées dans un lieu de fortune et où chacun apportait une petit somme d’argent pour participer au frais d’organisation ; bodas de quince, fêtes d’anniversaire pour les 15 ans des jeunes filles ; grils, petits clubs bon marché, où l’on se réunissait pour diner légèrement et danser pour un prix modique, et qui avaient pour nom : Mis noches, El Avispero, Lovaina, Caira, la Habana…
Et la jeunesse vibrante d’énergie qui se pressait dans ces lieux dansait avec passion sur les dernières nouveautés venues de New York, un peu plus tard du Vénézuéla : Hermanos Lebron, Joe Cuba, Joe Battaan, Frères Palmieri, Federico y su Combo… cela ne s’appelait pas encore Salsa, mais c’était déjà le mélange rythmes caribéens et de Latin Jazz qui la préfigurait.
Federico et ses amis avaient toutes les raisons du monde de fréquenter ces lieux de plaisir du quartier sud. D’abord parce que c’était pour ces jeunes hommes avides de vivre une source inépuisable de distractions, de plaisirs et de rencontres féminines. Ensuite, parce qu’en tant qu’intellectuels progressistes, ils pensaient – à juste titre – que c’était dans ces lieux populaires que se forgeait l’authentique culture colombienne de l’époque, et que leur mission consistait à la faire connaître et apprécier. Et, de fait, ils allaient multiplier, à partir de la fin des années 1960, les initiatives en ce sens, chacun à sa manière : en rédigeant des articles de musicologie, en ouvrant des clubs littéraires et musicaux dans les quartiers branchés de la capitale, en organisant festivals et concerts, en animant des émissions de radio… Mais n’anticipons pas…
Quant à Federico, sa carrière littéraire semblait prendre forme. Il était en train d’achever son premier roman, La vida en musica, qui racontait la dérive hallucinée d’une jeune fille de la bourgeoise de Cali, que son amour pour le Mambo et le Boogaloo conduisant progressivement, à travers un vertige d’expériences violentes, à une déchéance de toxicomanie et de prostitution. Il préparait fébrilement le scénario d’un film ayant pour cadre les bas-fonds de Buenaventura et de Cali… Il était maintenant introduit dans tous les cercles intellectuels de Bogota, qu’il animait de sa prodigieuse faconde, en compagnie de la plus belle femme de la ville, visiblement très amoureuse de lui, au point qu’un mariage était maintenant sérieusement envisagé… Jusqu’à ce que Catarina découvre une lettre venant de Cali…
Envoyée deux ans plus tôt par Reina et restée jusque là sans réponse, elle annonçait la naissance de Rafael.
(A suivre – Episode 3 : Un aventurier de l’esprit)