C’était il y a bien longtemps, au commencement du monde. Le jour s’était à peine séparé de la nuit, le ciel de la terre et le bien du mal. Et Olofin, le dieu suprême, venait de créer les Orishas à partir de pierres brillantes et lisses, les Otá, auxquelles il avait communiqué la vie par le souffle de son Ashé.
Quelques jours plus tard, Olofi convoqua tous les Orishas pour partager entre eux ses pouvoirs. Il donna la foudre à Changó, la tempête à Oya, l’océan à Yemaya, les secrets des plantes médicinales à Osain, l’art de forger le fer à Oggun … Chaque Orisha se trouva donc pourvu d’une part de l’énergie universelle.
A l’exception d’un seul.
Elegua, en effet, avait manqué le rendez-vous. Plus jeune que les autres Orishas, à vrai dire un peu capricieux et mal élevé, il avait en effet traîné au hasard des chemins, s’arrêtant en route pour jouer avec des coquillages ou faire une méchante farce. Caché au coin d’un carrefour, il venait justement de faire violemment tomber une petite vieille qui avait failli en mourir.
Tout confus et essoufflé, il arriva donc devant Olofin après que les autres Orishas se soient dispersés, munis de leurs nouveaux pouvoirs :
– « Seigneur, seigneur, moi aussi, je veux avoir des pouvoirs magiques !!! Donne-en moi, s’il te plaît !! » dit-il en trépignant.
– « C’est trop tard, Elegua. J’ai donné aux autres Orishas tous les pouvoirs dont je disposais. C’est bien fait pour toi, tu n’avais qu’à venir plus tôt au lieu de vagabonder sur les routes comme un petit voyou, et de faire tes mauvaises plaisanteries aux humains ! » répondit Olofin d’un ton sévère.
Tête basse, Elegua retourna donc chez son père Obatalá. Très déçu de ne pas être l’égal des autres Orishas, il se consola en mangeant et en buvant plus que de raison, tout en continuant à faire ses méchantes farces pour se distraire.
Quelques jours plus tard, cependant, une nouvelle inquiétante arriva jusqu’à la maison d’Obatalá : Olofin, épuisé sans doute par l’immense effort que lui avait coûté la création du monde, était tombé gravement malade. Et, à mesure que son état empirait, les plantes commencèrent à se faner, les récoltes à sécher sur pieds, les oiseaux et les poissons à dépérir.
Tous les Orishas tentèrent, les uns après les autres, d’utiliser leurs pouvoirs magiques pour guérir Olofin. Oggun forgea une armure magique pour le protéger des mauvais sorts, Oshun baigna son front de l’eau la plus douce et la plus pure, Changó fit résonner jours et nuits les tambours sacrés pour éloigner les esprits malins, Orula utilisa ses oracles et Babalu Aye ses connaissances médicinales. Mais rien n’y fit : Olofin dépérissait de plus en plus. Et, avec lui, l’univers entier semblait perdre chaque jour un peu plus de sa vigueur et de sa beauté. La splendide oeuvre d’Olofin allait-elle disparaître avec lui ?
Un beau jour, Obatalá, très préoccupé, vit arriver devant son chenapan de fils :
– « Père, père, moi je peux sauver Olofin », dit Elegua en sautillant d’un pied sur l’autre.
– « Toi, espèce de bon à rien indiscipliné, juste capable de te bâfrer et l’embêter les pauvres gens ? Comment-pourrais-tu réussir là où les Orishas les plus puissants ont échoué ? »
– « Si, si père, j’en suis capable, j’en suis capable » dit Elegua avec la voix stridente et impérieuse d’un enfant gâté.
Au début, Obatala n’accorda aucune attention aux prétentions de son coquin de fils. Mais celui-ci vint le revoir tous les jours pour réitérer sa demande. Et, pendant ce temps-là, la santé d’Olofin continuait à se dégrader, menaçant la survie du monde. Tout avait maintenant été essayé, sans résultats, pour le guérir. En désespoir de cause Obatalá convoqua donc Elegua :
– Que te faut-il pour guérir notre Seigneur ?
– Juste aller cueillir des plantes sur les chemins pour en tirer un breuvage magique.
– Vas-y, mais je te préviens, si c’est encore une de tes mauvaises farces, tu me le paieras cher !!!
Elegua, muni d’un bâton crochu, partit donc à travers les routes et les forêts pour récolter les plantes dont il disait avoir besoin. Mais très méfiant, Obatalá le suivi de loin pour le surveiller. Et ce qu’il vit ne le rassura pas du tout.
En effet, Elegua semblait errer au hasard, bondissant d’un buisson à l’autre, courant après les petits animaux, changeant dix fois de direction sans raison apparente, tournant sur lui-même en sautillant et en se tenant la tête, se cachant pour faire peur à un passant, jetant dans sa besace des touffes de plantes cueillies au hasard, et qui retombaient souvent par terre sans qu’il s’en aperçoive.
A la fin, il y avait toutes sortes de plantes dans le sac d’Elegua, mélangées dans un désordre total : du gandul, du ponasi, de la dianela, du mastuerzo, du palo tocino de la copaiba, de l’aleja macho et de l’aleja hembra, du palo caja, de la yerba mulata, du dagame, du palo jeringa, du pega pega, de la sabila, du cordoban, de la pringa hermosa, de l’aceitunillo, de la baria, de l’abrecamino, du sabe leccion, du croto, de l’algarrobo, de l’alcanfor, de l’almacigo, du berro, de l’albahaca, de l’aji guaguao, de l’alamo, de l’atiponla, de l’almendra, de la pata de gallina, de la ceiba, du curujey, du jobo, de la peonia, du peregun, de la maravilla, de la pica pica, de la raspalengua, de la siempreviva, du rompezaragüey, de la verdolaga, de la zarza blanca, de la pendejera, du piñon botija,… Enfin, à peu près tout ce qui était tombé sous la main d’Elegua….
Cette petite comédie continua lorsque, rentré à la maison, Elagua prétendit préparer un filtre dans une grande marmite. Au lieu de choisir les plantes avec minutie, il vida brutalement tout le contenu de sa besace dans une calebasse, et faillit provoquer un incendie en allumant en dessous un gigantesque feu de bois. Puis il alla jouer sur les chemins sans plus s’occuper de sa préparation, qui, presque brûlée, se transforma bientôt en une sorte de bouillie noirâtre.
Obatalá était désormais édifié : en fait de plantes magiques, Elegua en savait moins que personne. Sa mixture n’aurait au mieux aucun effet sur Olofin, au pire le rendrait encore plus malade. Il commençait à se demander si son fils était simplement un incapable, ou bien s’il n’était en plus un farceur malveillant, s’amusant sans raison à aggraver une situation déjà désespérée. Et, bien sûr, il était hors de question de faire absorber à Olofin ce remède douteux, qui semblait plus le fruit du hasard que d’une quelconque science médicinale.
A moment, le fils d’Olofin entra, très agité, dans la maison d’Obatalá : son père était en train de mourir !! Si on ne trouvait pas immédiatement un remède, c’en était fait de l’univers, des jours comme des nuits, du bien comme du mal, du ciel comme de la terre, des bêtes sauvages comme du bétail, des hommes comme des Orishas…
En désespoir de cause, Obatalá se résigna donc à faire boire à Olofin la mixture préparée au hasard par Elegba.
Olofin but péniblement la potion, en se plaignant de son amertume. Puis il s’endormi d’un sommeil profond. Bientôt sa respiration devint plus régulière. Et, au bout de quelques jours, il se réveilla, encore faible, mais presque guéri.
Une fois qu’il eut récupéré toutes ses forces, il convoqua Elegua pour le remercier et le récompenser.
J’étais alors serviteur d’Olofin, et j’ai moi-même assisté à cette scène. Malgré mon grand âge, je me souviens comme si c’était hier des propos qu’il lui tint alors :
« Tu étais le plus jeune et le moins expérimenté de mes Orishas. Mais, en me guérissant, tu as permis au monde de survivre. Désormais, tu seras le premier des Dieux. Comme tu as sauvé l’univers à travers moi, C’est par toi que commenceront et finiront toutes les cérémonies religieuses. Et rien ne pourra se faire, que ce soit le travail ou le plaisir, sans ton autorisation.
« Tu as parcouru les chemins pour trouver les plantes destiné à préparer mon remède. Tu seras donc désormais le maître des chemins et des carrefours.
« Tu as confectionné au hasard une potion qui m’a guéri, mais qui peut-être aurait pu me tuer. C’est donc toi qui décidera, avec cette clé d’or que je te donne, de la voie que suivra tout être vivant, des chances et des malheurs qu’il connaîtront, ainsi que du moment de leur mort. Essaye d’utiliser ce pouvoir avec bienveillance, et non pour provoquer des catastrophes, comme parfois tu es tenté de le faire.
« Tu as récolté avec un morceau de bois fourchu les plantes qui m’ont soigné. Désormais, ce garabato sera ton emblème et tu l’emporteras toujours avec toi.
« Enfin, puisque tu parcours sans relâche les chemins du monde, tu seras mon messager, l’intermédiaire entre le monde des Orishas et celui des hommes, dont tu nous apporteras les offrandes et les prières. »
Eperdu de reconnaissance, Elegua se courba devant Olofin, et se promit de toujours utiliser ses nouveaux pouvoirs pour le bien du monde et pour aider ceux qui croiraient en lui.
Mais en sortant de la salle de cérémonie, un rictus étrange déforma de sa bouche, et il alla se poster au coin d’un carrefour pour préparer une nouvelle facétie de son invention.
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Nb : ce petit Patakin très connu m’avait été raconté par le danseur Atocha lors du stage de danses afro-cubaines de Ligoure en juillet 2017. Je l’ai réécrit selon ma propre fantaisie en rajoutant des détails de mon cru. Il n’a donc aucune valeur de témoignage « scientifique » sur la culture afro-cubaine, même si je crois avoir respecté les grands traits de la cosmogonie Yoruba. Finalement, j’ai fait un peu comme Elegua : doté d’un esprit facétieux, j’ai écrit ce texte au hasard de mon imagination pour faire un petit pied-de-nez aux vrais érudits spécialistes de la Santeria.