Apparu à Porto-Rico au début des années 1990, le Reggaetón s’est progressivement imposé, dans l’ensemble du continent américain comme l’une des musiques de loisirs préférées de la jeunesse latino. Il présente de fortes ressemblances avec le Rap nord-américain, avec cependant un style vocal plus proche du chant que de la scansion, l’utilisation de l’espagnol et des thématiques plus exclusivement focalisées sur l’amour et surtout le sexe. Saùl Escalona, sociologue vénézuélien vivant en France, et grand spécialiste des musiques tropicales sur lesquelles il a déjà rédigé plusieurs ouvrages, nous présente dans ce livre l’histoire de ce genre, ses formes musicales et ses thématiques, ainsi que les controverses qu’il a suscitées.
Une histoire du Reggaetón
Comme le Hip Hop américain, le Reggaetón est issu des « Sound Systems » inventés à la fin des années 1970 à la Jamaïque : des dispositifs permettant de produire, en « remixant » une musique existante, un nouvel environnement sonore au rythme souvent très répétitif, sur lequel l’animateur réalise une improvisation vocale dite « toasting », « teasing », ou, plus communément « rapping ». Si quelques artistes panaméens (Nando boom, Chico ma, Renato, Apache Ness..) commencèrent dès les années 1970 à interpréter du Reggae et du Rap en espagnol, c’est en fait à Porto-Rico que le genre prend définitivement forme, d’abord sous le nom de Melaza ou Dem Bow, avant de prendre l’appellation définitive de Reggaetón. La scène locale s’élargit rapidement, les précurseurs comme Vico C., El Filosoko, Vernes 13, DJ Playero, DJ Negro, étant bientôt rejoints par DJ Nelson et les rappeurs Daddy Yankee, Master Joe ou Frankie Boy.
Ce genre est d’emblée stigmatisé comme une musique immorale, destinée à un public de voyous, à laquelle sont reprochées la vulgarité, voire l’obscénité, de ses paroles et de sa danse (le « perreo », au caractère sexuel très explicite). Cette musique des marges, à la distribution au début semi-clandestine, est de ce fait ostracisée par les autorités et frappée par la censure, certains politiciens portoricains proposant même de l’interdire purement et simplement.
Ceci ne l’empêche pas de se diffuser progressivement dans l’île à l’étranger, porté par le succès international d’interprètes comme Daddy Yankee, Pittbull, Tego Calderon, Don Omar, puis Calle13. Dans les Caraïbes, le Reggaetón arrive d’abord République Dominicaine, où il se développe rapidement malgré la censure dont il fait initialement l’objet. Il se diffuse ensuite dans l’ensemble de l’Amérique Latine, donnant lieu à l’apparition d’une floraison d’artistes locaux comme au Vénézuéla Doble impacto et Cuarto Poder. Il connaît également un grand succès au Pérou, où il prend le nom de « musique perreo ». A Cuba, apparaît bientôt une forme locale de Reggaetón, appelée Cubaton, incarnée par le groupe Orishas, le chanteur Blad MC, etc. Il gagne également les Etats-Unis, où son succès auprès de la jeunesse latin)o est alimenté par l’apparition de nouveaux talents souvent d’origine portoricaine, comme Ivy Quenn, Baby Rasta & Gringo, Don Cheniza, Master Jo & OG Black… Son dynamisme est dopé par le développement des logiciels de mixages, qui favorise la multiplication des « producteurs » indépendants, comme Pittbull, le duo Luny Tunes ou DJ Dany « El Boricua ».
Le Reggaetón : une variante de Hip Hop ?
La partie du livre consacré à l’esthétique musicale permet d’aborder la question des rapports entre le Reggaetón caribéen et le Hip Hop nord-américain dont il a subi l’influence, et avec lequel il possède de nombreux traits communs. Dans les deux styles, la chanson (ou la scansion vocale qui en tient lieu) est en effet interprétée sur des remixages de musiques existantes ou des rifts rythmiques créés par l’utilisation d’un logiciel de mixage électronique. Les textes ont également dans les deux cas un caractère généralement provoquant et transgressif, faisant souvent référence à un style de vie ostentatoire, focalisé sur la possession d’objets de luxe ou de femmes sexuellement attirantes.
Par ailleurs, le Reggaetón a été fréquemment critiqué pour son manque de créativité musicale, pour la pauvreté poétique et la vulgarité de ses textes aux paroles répétitives centrés sur la sexualité, enfin pour sa tendance à propager une idéologie de la jouissance immédiate, à travers l’étalage d’une richesse ostentatoire à base de grosses cylindrées et de bimbos siliconées. Des critiques qui rappellent fortement – excès de la radicalité afro-centrique en moins – certaines des polémiques qui ont entouré le Hip-Hop nord-américain.
Comme certains secteurs du Hip hop, le Reggaetón a également connu une forme de dérive commerciale, les artistes se transformant en hommes d’affaires promouvant leurs propres labels et alimentant un cycle de consommation autour de leurs prestations ou de leur personne : concerts, DVD, CD, lignes de vêtements, films, clips publicitaire etc. La musique de Reggaetón deviendrait ainsi un produit d’évasion normalisé et globalisé, phagocyté par l’industrie du show-business destiné à l’animation d’activité de loisirs de masse obéissant aux mêmes codes dans le monde entier. Certains groupes de Reggeatón, comme Calle 13, restent cependant fidèles à l’esprit plus rebelle des origines, proposant une musique plus « consciente » et « engagée ».
Par rapport au Hip-Hop, le Reggeatón se caractérise cependant, outre le fait qu’il utilise la langue espagnole, par un caractère chanté plus marqué de sa partie vocale, et par le fait que ses textes sont à la fois moins tournée vers la contestation de l’ordre social ou la revendication afro-centrique, moins violents ou agressifs, et davantage orientés vers une valorisation de la jouissance individuelle le plus souvent liée au sexe.
Au fil des ans, l’atmosphère du Reggaetón – ou plutôt de certains interprètes de ce style – s’est également davantage adoucie que celle du Hip Hop. Daddy Yankee, par exemple, a introduit au fil des ans dans son répertoire des chansons au climat de balades romantiques et des rythmes standard de discothèque à la place des paroles crues, débitées sur un rythme de mitraillette, de ses débuts. Le Reggeatón s’est ainsi partiellement dépouillé de son côté violent pour devenir une musique de loisirs adaptée aux attentes d’un public élargi. Comme le dit le colombien Carlos Holmes Mondragón, directeur d’une radio de Cali : « d’un Reggaetón de protestation comme il le fut à ses débuts, [on est passé] à un autre style uniquement sexuel ; nous sommes à présent à l’étape du Reggaetón romantique (…)» .
Enfin, au cours des dix dernières années, le Reggaetón – ainsi que son spill-over cubain le Cubaton – s’est assez fréquemment rapproché d’autres musiques des Caraïbes, comme la Salsa ou la Timba. Plusieurs artistes de Salsa et de Reggaetón ont ainsi travaillé ensemble, comme Don Omar avec Ruben Blades et Andy Montanez, Vico C avec Gilberto Santa Rosa, Alejandra Sanz avec Calle 13, Tego Calderón avec Cano Estremera, etc.
Sur tous ces thèmes, le livre de Saùl Escalona regorge d’informations précises et d’analyses stimulantes. Bien sûr, on aurait aimé en savoir davantage sur certains points, par exemple sur les évolutions propres à Cuba, où le Reggeatón connaît actuellement une grande popularité avec des groupes come Gente des Zona ou des chanteurs comme El Chacal. Mais le pari de l’ouvrage – nous faire découvrir l’essentiel de ce qu’il faut savoir sur un genre musical, le Reggaetón, qui présente tant de recoupements avec la Salsa – n’en n’est pas moins largement tenu.
Fabrice Hatem
De la Salsa au Reggaetón, un phénomène social, Saúl Escalona, Editions l’Harmattan, 183 pages, 2016