Au tournant du XXème siècle, une immense onde migratoire venue d’Europe submergea l’Argentine. Composée en majorité d’hommes seuls, elle entraîna entre autres conséquences le développement d’une intense activité prostitutionnelle, elle-même exercée en grande partie par des femmes venues spécialement d’Europe – France et Pologne notamment – dans ce but.
L’essayiste Albert Londres a réalisé au milieu des années 1920 sur ces réseaux français de traite des blanches une passionnante enquête de terrain – démarche fort originale pour l’époque et qui inaugure en quelques sorte l’ère du reportage moderne. Ses pas l’ont ainsi mené des bals populaires de Belleville, où les souteneurs recrutent des candidates pour la « remonte », jusqu’au petits appartements de Buenos-Aires où leur celle-ci exercent leur métier à la manière d’une profession libérale… en passant par les grands paquebots transatlantiques où elles voyagent plus ou moins clandestinement, cachées dans un discret appentis.
Il démonte ainsi avec une grande minutie les mécanismes de recrutement, de transport et de mise au travail de cette main d’œuvre d’un genre un peu particulier, tout en décrivant les différentes formes d’établissement – des petits bordels de province aux appartements privés de Buenos- aires dans lesquels elle est amenée à exercer. De longs développements sont en particulier consacrés aux relations entre proxénète et prostituée, qui nous font découvrir une réalité forte différente de celle à laquelle nous nous attendions.
Le livre montre en effet, que contrairement aux idées reçues, ce n’était ni pas la contrainte ni même par le mensonge que la plupart de ces petites françaises étaient amenées à exercer le plus vieux métier du monde en Argentine. Beaucoup savaient d’emblée ce qu’elles allaient faire avant de partir, la plupart d’en doutaient plus ou moins, et mêmes les plus naïves n’étaient pas bien longues à comprendre les avantages d’une situation qu’elles n’avaient pas complètement anticipée. Et, en fin de compte, pratiquement aucune ne souhaitait renoncer à leur métier lorsque l’opportunité leur en était offerte par quelques-unes des associations de protection de la femme ou des ligues de vertu qui officiaient alors à Buenos- Aires.
Le mythe de l’affreux trafiquant tirant honteusement parti de la naïveté de ses victimes est donc totalement anéanti par l’enquête d’Albert Londres. Au contraire, nous voyons apparaître, dans cette activité alors très artisanale qu’est la traite des blanches françaises, une relations de complicité et d’intérêts mutuels bien compris entre le souteneur entre sa ou ses protégées. Les premiers fournissent un appui logistique et psychologique, tout en incitant les filles à préparer leur avenir par une pratique consciencieuse de l’épargne ; les secondes rétribuent plus que généreusement les services, les conseils et la protection des premiers, tout en conservant suffisamment d’argent pour aider leur famille et – lorsqu’elles sont suffisamment prévoyantes – pour préparer leurs vieux jours. Et quand l’accord ne se fait plus, les filles sont en fait à peu près libres de quitter leur protecteur, moyennant une indemnité raisonnable de rupture de contrat…
Vision idéalisée, direz-vous ? Certains signes témoignent sans ambiguïté que ce n’est pas le cas. Il s’agit, d’abord, du témoignage des principales intéressées, apparemment satisfaites pour la plupart d’une situation qui leur offre des perspectives matérielles sans comparaison possible avec la vie de petite couturière ou de boniche à laquelle elles auraient été autrement promises.
Discours de convenance énoncé sous la contrainte, me direz-vous !!! Voire !!! Un (court) chapitre du livre, consacré la prostitution des jeunes juives polonaises sous l’emprise de la Zwi Migdal – une puissante organisation de proxénètes juifs – montre qu’Albert Londres, loin de se laisser tromper par des discours lénifiants, sait prendre la mesure de réalités parfois atroces. Ils nous décrit ainsi la manière dont ces filles sont vendues par leur propres familles misérables, puis envoyées en Argentine où elles sont contraintes d’exercer dans des conditions indignes leur métier dans des maisons d’abattage où elles doivent satisfaire chaque jour des dizaines de clients par des prestations rapides. Cette description assez révoltante conforte, par contraste, la crédibilité des propos d’Albert Londres sur le caractère quasi- volontaire de la prostitution des françaises…
Une lacune importante du livre tient cependant à la relation entre prostitution et Tango. Les grands cabarets de Buenos Aires, comme le Royal Pigall ou le Chantecler, étaient en effet à l’époque peuplés d’entraîneuses, appelées les « coperas », chargés d’inciter les riches clients à dépenser leur argent, notamment par la consommation de champagne de marque entre deux tangos. Parmi celles-ci, on trouvait beaucoup de françaises, particulièrement appréciées des clients, et dont la présence est actée par les textes de très nombreux Tango de l’époque, comme Muñeca Brava, Margot, Madame Yvonne ou Corrientes y Esmeralda, ou encore par les mémoires, très précises à ce sujet, de poète Enrique Cadicamo. Or, faute sans doute d’avoir fréquenté ces lieux, Albert Londres ne nous dit pratiquement rien sur cette forme de prostitution « haut de gamme », qui tient pourtant une place si éminente dans l’histoire et la mythologie du tango.
Malgré cette importante réserve, le livre d’Albert Londres, issu d’une véritable enquête de terrain et écrit dans une langue savoureuse, pétrie d’anecdotes croustillantes, de descriptions très vivantes et d’expressions argotiques propres au milieu de la délinquance, constitue un témoignage à la fois passionnant et crédible sur une page certes un peu honteuse, mais historiquement importante, de la construction de l’Argentine moderne et sur rôle éminent qu’y jouèrent les prostituées et les souteneurs français.
Fabrice Hatem
Londres Albert, 1927, Le chemin de Buenos Aires, Albin Michel, rééd. Le Rocher, Ed Motifs, 2007, 263 pages