Le livre de Richard Gott nous livre une fresque complète de l’histoire cubaine depuis les débuts de la colonisation espagnole jusqu’aux années 2000, tout en insistant plus particulièrement sur la période postérieure à l’accession à l’indépendance en 1898.
Sans rentrer dans le détail des événements historiques évoqués dans ce livre, et qui n’ont en général qu’un rapport très lointain avec le folklore populaire cubain, on peut noter que l’ouvrage apporte plusieurs éclairages précieux sur manière dont celui-ci peut avoir été influencé par la grande histoire :
1) Il montre tout d’abord le climat d’extrême violence politique qui s’instaure après l’indépendance cubaine et qui se poursuit jusqu’à la prise du pouvoir par Fidel Castro en 1959 : coups d’état, assassinats d’opposants prenant parfois les allures de massacres de masse, dictatures plus ou moins sanguinaires, sont alors le lot courant de l’île, où les débats politiques prennent souvent la forme d’échange de coups de revolvers entre gangs et où les changement de régime s’opèrent plus volontiers à travers des coups d’Etat militaires que des élections libres. Cette succession épouvantable de péripéties, quelle que soit l’opinion que l’on ait par ailleurs sur le régime castriste, nous fait d’autant plus savourer le calme politique actuel… Tout en nous faisant bien comprendre qu’il ne s’agit pas là du produit d’une sympathique idiosyncrasie locale, associée à l’image d’Epinal de cubains éternellement chaleureux et solidaires. Il faut y yoir plutôt, à l’aune de l’histoire du pays, une situation exceptionnelle, dont il ne reste qu’à espérer qu’elle perdure après la chute du régime communiste – lui-même instauré, selon la plus pure tradition nationale, par la violence armée -. Prions donc pour que Cuba ne revienne pas un jour a ses vieux démons.
2) Fait en partie corollaire du précédent, une corruption endémique ronge la classe politique cubaine avant 1959. Celle-ci prend ses racines dans les années immédiatement postérieures à l’indépendance, lorsque les généraux de l’armée victorieuse semblent trouver tout naturel d’auto-rétribuer leurs bons et loyaux services par des prises d’intérêt personnel dans l’économie et l’Etat cubain, fondant dans ce but des partis politiques qui sont en fait autant de groupes d’intérêt cherchant à s’attribuer une part du gâteau. C’est cet état des choses qui a d’ailleurs créé des conditions particulièrement favorables à la mainmise de la mafia nord-américaine sur l’île et sur sa capitale à partir de la fin des années 1940.
3) L’ouvrage souligne également le rôle ambigu tenu par les deux grands dictateurs pré-castristes, Gerardo Machado et surtout Fulgencio Bastista dans l’histoire cubaine et dans le développement de l’île. Loin de l’imagerie « politiquement correcte » diffusée depuis 60 ans par le régime castriste, Batista n’a pas été qu’un dictateur sanguinaire, corrompu et malfaisant. Avant de sombrer dans la violente répression de la fin des années 1950, il a en effet joui, pendant les premières années de son règne, d’une réelle popularité auprès des milieux modestes dont il était d’ailleurs issu et qu’il fit bénéficier d’une forme de politique sociale. Malgré les aspects déplaisants de ses liens étroits avec la mafia nord-américaine, son pays a connu pendant son règne une réelle expansion économique qui en fit à la fin des années 1950 l’un des plus riches pays d’Amérique latine, du fait notamment d’une large ouverture aux investissements nord-américains (la plupart parfaitement légaux et sans liens avec la pègre) et d’une expansion considérable du tourisme. Enfin, même si la société cubaine était caractérisée à la fin de son règne par de criantes inégalités, il a également mis en place de réelles politiques de développement social, en particulier dans le domaine de l’éducation populaire. Le modèle de développement « dominé », associé à une politique populiste, qu’il avait commencé à suivre, ne présentait donc pas, loin de là, que des aspects négatifs.
4) Enfin, le livre montre que les interventions récurrentes des Etats-Unis dans la vie politique cubaine, qui finirent par faire de l’île une sorte de protectorat, ne furent pas le fruit d’une politique délibérée d’asservissement, mais plutôt de la nécessité s’imposant à un gouvernement nord-américain plutôt réticent d’intervenir pour éviter que le chaos ne s’installe chez son petit et turbulent voisin. C’est ainsi que nous voyons les hommes politiques cubains se succéder auprès de Théodore Roosevelt pour le supplier d’envoyer ses marines dans l’île pour y rétablir un semblant d’ordre – ce qu’il se régnera à faire sans aucun enthousiasme, contraint et forcé par les événements, en 1906, inaugurant ainsi une longue période de mainmise politique de son pays sur Cuba.
En tordant le cou à certaines représentations simplistes, le mérite du livre de Richard Gott est de nous faire comprendre qu’au-delà des discours « politiquement corrects », beaucoup des malheurs de Cuba, loin d’être la conséquence des menées occultes des Etats-Unis, sont à chercher dans l’idiosyncrasie de sa propre classe politique, tandis que les Etats-Unis ont au contraire joué à plusieurs étapes-clés de son histoire un rôle plutôt stabilisateur, voire bienfaisant. Bien écrit, remarquablement documenté, il nous permet ainsi de jeter sur l’histoire de ce pays un regard neuf, bien différent de celui auquel nous a habitué depuis 60 ans la propagande castriste.
Fabrice Hatem
Gott Richard, 2004, Cuba, a new History, Yale University Press, 384 pages