La femme au gracieux sourire…
Il y a plein de raisons d’avoir de la sympathie pour A. La première chose qui frappe chez elle, c’est son sourire. Un très joli sourire, à la fois sensible et rêveur, qui illumine son visage d’une lumière de sympathie. Un sourire aussi aux couleurs changeantes, qui peut exprimer, selon les moments, la gaieté, l’intelligence, ou un sentiment poétique sans doute à fleur de peau. Un sourire qui ouvre aussi une fenêtre sur l’âme d’artiste de notre amie.
Artiste, A. l’est de multiples façons. Par exemple, à travers les très jolis bijoux qu’elle fabrique chez elle, et qu’elle expose régulièrement dans nos milongas. « J’aime faire des bijoux parce que j’aime tout ce qui est créatif et manuel, j’aime aussi les perles, les petites choses, le métal travaillés, les pierres semi-précieuses, les autres, en nacre, verre bois,… tellement de choix!! Il y a 1000 combinaisons possibles… et aussi… je suis coquette et j’aime les détails précieux, soignés, raffinés, j’aime la variation dans l’habillement … je suis très sensible à l’esthétique en général, et il me semble que les femmes sont toujours plus belles, si elles optimisent leur potentiel, et avec mes bijoux, je cherche la beauté du détail ». Cet amour pour les beaux objets se révèle également dans les photos d’enseignes en fer forgé qu’elle ramenées de son dernier voyage à Buenos Aires. Comme les peintres italiens du XVème siècle, A. est donc un artisan en même temps qu’une artiste.
Mais A. est d’abord et avant tout une musicienne. Elle est en effet violoniste de profession. Originaire de Bretagne elle s’est formée à Paris et à Genève à la musique classique, et se produit actuellement dans plusieurs orchestres de la région lémanique (dont l’orchestre symphonique de Bienne, et, parfois, l’orchestre de suisse romande).
Certes, il s’agit essentiellement là de musique classique, comme A. nous le dit elle-même : « Je n’ai eu que quelques occasion de jouer du tango, et ce dans des concerts à dominante classique. » Mais la musique tient cependant – comment s’en étonner ? – une place centrale dans son amour pour le tango : « Cette musique me plait, me bouleverse, me parle, me transporte. Il y a des tangos qui me mettent à fleur de peau, comme « fueron tres años » d’Hector Varela, « Llorar por una mujer » de Rodriguez, ou encore « Que falta que me haces» de Alberto Podesta. Et j’aime l’esthétique de cette danse,… le couple enlacé qui chavire avec émotion et grâce dans une profonde intimité sur une musique d’une grande richesse mélodique, harmonique et qui charrie des tas d’histoires, aussi bien dramatiques que burlesques ou poétiques.. ».
Relativement nouvelle venue à la danse – elle pratique depuis quatre ans seulement – A. y fait preuve d’une grâce en quelque sorte naturelle. Sa position du haut du corps associe une cambrure décidée, marque d’un caractère volontaire, et un abandon rêveur de la tête sur l’épaule de son partenaire. Ses adornos de pieds très fins ajoutent encore à la féminité de sa danse.
Un joli sourire, de jolis bijoux, de la belle musique, un tango émouvant : voila ce que j’ai voulu illustrer par le petit diaporama des photos d’A. que je vous propose ici.
… Danse, rêveuse, au crépuscule…
J’ai longuement filmé, mercredi dernier, A. dansant avec son partenaire Matthias à la guinguette du Jardin Anglais. C’était en début de soirée, avant l’arrivée des danseurs. Les premiers tangos furent dansés sur une piste à peu près déserte, illuminée par l’éclatante lumière d’un soleil d’été. Peu à peu, la lumière déclina, tandis que la piste se remplissait de danseurs, créant une atmosphère plus proche déjà de la milonga [1]. J’ai éprouvé beaucoup de plaisir à suivre leurs évolutions, celle d’un couple gracieux, bien proportionné, lui un bel homme à la fois viril et doux, elle une femme rêveuse lovée comme un bijou dans ses bras. Je ne suis aussi rappelé, pendant que je dansais autour d’eux en les filmant, les paroles de Jorge Rodriguez lorsque que l’avais interviewé pour La revue La Salida sur la beauté dans la danse : « Qu’est ce que la beauté dans la danse ? C’est un instant éphémère dans le temps qui passe. Un moment unique où le danseur et la danseuse parviennent à toucher celui qui regarde exprimant, avec simplicité, beaucoup de choses liées à sa vie. C’est comme une petite goutte de parfum, comme une étincelle qu’un être humain fait passer un autre être humain ».
A., elle aussi, a ses idées sur ce qui crée la beauté du couple dans la danse : cela tient selon elle en un mot, l’osmose : » Si je me sens parfaitement connectée avec un danseur, qu’on partage la même sensibilité sur une musique, qu’on a une esthétique de danse similaire et une fluidité dans l’échange, alors se crée une sorte d’osmose. Et si la danse est justement un moment partagé avec connivence, alors la beauté se voit, elle saute aux yeux. Les deux danseurs deviennent beaux, radieux, sereins, concentrés dans une bulle, une atmosphère créée par eux et pour eux seuls, avec grâce, et fluidité. Le monde autour d’eux s’efface, plus rien n’existe que cette danse partagée sur cette musique. Sortir de ce moment est souvent comme de s’arracher à un rêve, ou de revenir d’un très grand voyage…on a envie de prolonger l’instant ». Cette beauté de l’instant, je la retrouve, par exemple, chezGustavo Rosas et Gisela Natoli, magnifiques dans leur connexion très profonde ».
Encore faut-il pour cela que le partenaire masculin soit à la hauteur. A. a accepté de décrire pour nous son tanguero idéal : « Le sens de la pulsation me parait primordial. La clarté dans sa manière de guider, donc : un zest de fermeté, teinté de certitude (une main de fer dans un gant de velours) saupoudré d’une belle fluidité et d’un soupçon de souplesse qui laisse à la partenaire un peu de liberté et d’espace, et lui évite le sentiment de n’être que l’accessoire de ses caprices chorégraphiques. Une autre très belle qualité est la sensibilité à l’ambiance que dégage une musique… parce qu’un danseur qui sautille avec burlesque sur un tango plein de pathos ou, inversement, qui met toute sa passion dramatique sur une valse pleine de légèreté et de joie…c’est un quand même un peu surprenant. Enfin, la créativité est selon moi une qualité essentielle. »
Elle se souvient d’avoir vécu à Buenos Aires l’expérience de cet idéal masculin. « C’était dans une petite milonga de San Telmo, « La maldita ». Il y avait un concert du groupe « El afronte », beaucoup de touriste en tongs, et peu de danseurs, donc beaucoup de place sur la piste !! J’avais rencontré un allemand, Ralf, quelques jours avant. On s’est retrouvés la avec quelques amis. La musique était magnifique, le chanteur mettait toutes ses tripes à dire qu’il avait tout perdu (todo lo perdi, todo lo perdiiiiiiiiii…), avec des tremollos dans la voix, accompagné de ses acolytes, des musiciens tres freaky, en t-shirt à tête de mort et coiffures assez punk. Raph m’a fait danser presque toute la soirée. Il avait une magnifique esthétique de danse, avec beaucoup d’énergie et un plaisir évident, une grande détente aussi, et beaucoup de souplesse, d’élasticité, et d’inventivité… Sur ce parquet, où j’ai abimé mes semelles tant il était irrégulier, j’ai eu la nette sensation de flotter dans ses bras ».
…Un tango plein de souvenirs …
Voici maintenant ouverte la vanne des souvenirs. Quoique relativement nouvelle dans le monde du 2X4, A. en a déjà beaucoup à nous livrer : « Mon meilleur souvenir ? …bien que ce soit difficile d’en élire un seul parmi la bonne poignée qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est peut-être un moment d’une très grande intensité vécu lors du festival de Syracuse avec un danseur italien. Je suppose que les conditions idéales étaient réunies : une musique sublime (certainement une de ces tendas comprenant mes tangos ou valses fétiches ), une fantastique connexion dans la danse, la voute étoilée, l’air tiède, l’ambiance festive et harmonieuse,… le paradis ! Je me rappelle m’être fait la réflexion que je touchais au bonheur pur, et que si je mourrais là, foudroyée dans l’instant, ce n’était pas grave, j’étais comblée… Une expérience un peu mystique, du coup !!
Dernièrement j’ai aussi eu l’occasion de vivre à Buenos aires une expérience surprenante, … Je ne pensais pas pouvoir être bouleversée ainsi sans danser…. J’étais tranquille, assise, spectatrice d’une magnifique démonstration (Jose Halfon et Virginia Cutillo) sur une musique live (le sexteto milonguero dans « Llorar por una mujer »), dans un endroit magique (La Garufa), et tout à coup c’est monté sans prévenir !! » J’ai eu des crampes au cœur et la chair de poule comme jamais, avec les larmes aux yeux !! Je n’était pas préparée, ca m’est tombé dessus – comme « le 2eme effet kiss cool », pour ceux qui connaissent la pub – …Cela fait peut-être un peu mystique ou illuminé, mais voilà, c’était ça, une intense émotion, comme je peux en vivre en musique quand je joue à l’orchestre certaines partitions ».
« Il faut dire que ca m’arrive maintenant régulièrement,… c’est comme un sentiment paradoxal de toucher au vif de la vie, « d’être extrêmement en vie », et en même temps, de ne former plus qu’un avec l’univers, et donc de se dissoudre dans l’atmosphère ambiante, avec le cœur qui chavire, et l’oubli du reste …Le tango est devenu pour moi une source d’intenses émotions, allant du plaisir simple, en passant par les états seconds de dépassement de soi, jusqu’au plaisir jouissif de la sensation de flotter, de « voler », sans oublier la dimension comique et ludique qui fait qu’on a le sourire aux lèvres. Je n’en attendais même pas tant ! Et aussi l’enrichissement de mon cercle social. J’y ai rencontré plein de gens vraiment sympas !! Tout cela m’apporte un grand épanouissement !! »
…Etoiles d’un monde en miniature
Merci A., de nous avoir ainsi entrouvert ton univers intérieur. Il est riche et beau.
Mais les univers intérieurs de tous les autres danseurs ne le sont-ils pas également ? Ce que je cherche, en réalisant cette « galerie de portraits », c’est justement de mettre en lumière cette richesse et cette beauté que chacun possède au fond de lui. Une richesse dont nous ne sommes pas toujours conscients chez les autres, et parfois même pas chez nous-mêmes. Derrière l’apparente platitude de la vie quotidienne, se cache une réalité poétique et onirique, qui ne demande qu’à être réveillée et révélée pour prendre instantanément le dessus, avec une force inimaginable, sur l’illusion convenue d’un quotidien banal.
De cette réalité profonde de la fantasmagorie poétique, opposée à l’illusion superficielle de la plate réalité, j’avais déjà eu l’expérience il y a quelques années, lorsque j’avais voulu écrire quelques contes et nouvelles situées à l’époque du premier empire, pour illustrer la présentation sur mon site de ma collection de soldats de plomb. J’avais alors demandé à mes amies tangueras de l’époque de me raconter ce qu’elles auraient rêvé d’être si elles avaient vécu à l’époque napoléonnienne. Tel Moïse frappant le rocher, j’ai alors vu jaillir de la terre aride du quotidien le torrent impétueux des rêves cachés. La prof de collèges, la secrétaire administrative et l’infirmière en chef se transformèrent, presque instantanément, en espionne au service de Talleyrand, en patriote polonaise, en maîtresse passionnée d’un maréchal d’empire, en comédienne du théâtre français pacifiste et poitrinaire, en femme perdue pour l’amour d’un beau hussard… Plus récemment, une salsera genevoise me confia qu’elle était en fait la réincarnation d’une sorcière cubaine, initiée à la magie des plantes par l’Orisha Osain lui-même, et éperdument amoureuse du beau Chango, Dieu du tonnerre et de la guerre. Et tout cela est vrai, puisqu’elles l’ont rêvé et que je l’ai écrit…
Et tous ces univers de rêves et d’émotions tournent ensemble, les soirs de milonga, porté par le fluide cosmique de la musique, s’attirent, se frôlent, et s’entremêlent. La danse est en effet un moment particulièrement propice à ces rapprochements entre les êtres dans leur vérité profonde, celle de leurs fantasmagories. Et lorsque deux de ces êtres-univers s’entrouvrent l’un à l’autre pour prendre conscience, par le mouvement et la chaleur de la danse, de leur existence réciproque, alors se produit le moment du bonheur suprême. Certains appellent cela l’osmose, d’autres le sentiment de plénitude océanique… Fragile et bref instant de fusion, dans le fugitif et éblouissant éclat d’une collision stellaire, le temps d’une tenda…
J’espère contribuer, par mes petits portraits, à ce que ces possibilités de communion se renforcent et se multiplient, en permettant à chaque danseur de découvrir, avec ravissement, la richesse des êtres-univers qui l’entourent sur la piste de bal. Merci donc à A., Julie et à toutes celles et ceux qui le voudront bien de contribuer à cette expérience poétique et humaine !!!
Fabrice Hatem
La femme aux quatre beautés
La femme au gracieux sourire
Danse, rêveuse, au crépuscule
Un tango plein de souvenirs
Qui tissent un monde en miniature.
Violon, bijoux, sourire et danse
Sont, chère A., tes quatre beautés.
Merci à Matthias, Patrick et Adrian pour avoir prêté leur concours à la partie iconographique de ce reportage.