Il y a environ 25 ans de cela, je travaillais dans une administration chargée d’organiser la réflexion collective sur les problèmes de la société et de l’économie française, ainsi que de leur proposer des solutions. Elle s’appelait le Commissariat général au plan (CGP) et existe toujours sous le nom de « France stratégie ».
A cette époque de splendeur de la mitterrandie, le CGP jouait aussi le rôle un peu particulier de lieu de maturation de « jeunes pousses socialistes » prometteuses. On y trouvait des rocardiens, de deloriens ou des jospinistes, aux sensibilités de gauche certes différentes, mais qui avait tout de même un point commun : ils étaient pratiquement tous récemment sortis de l’ENA. Désireux de rentrer dans une carrière politique (on avait parfois d’impression qu’ils s’agissait de l’une des options de sortie de l’école), ils avaient sans doute bénéficié de l’appui de leurs prédécesseurs de promotion, alors aux commandes du Parti, pour trouver un lieu tranquille et inspiré où ils pourraient poser les bases de leur carrière sans avoir à affronter des contraintes trop strictes d’horaire, de présence et de productivité au travail. En ce sens, le CGP jouait alors, si vous voulez, le rôle d’une sorte de « Villa Medicis » des jeunes dirigeants prometteurs de la gauche de gouvernement.
J’avais pour voisin de bureau un personnage particulièrement représentatif de cette sociologie du pouvoir en gésine. Sorti dans un bon rang de l’ENA, il avait intégré l’un des corps les plus prestigieux de la fonction publique et s’était immédiatement lancé en politique. Les mauvaises langues (mais bien informées cependant) prétendaient qu’il avait au départ hésité entre le centre droit et le PS, un peu comme on hésite entre deux jobs possibles, avant de choisir le plus prometteur ou le plus lucratif.
Quoiqu’encore non élu, et n’ayant jamais participé à aucune activité militante de base, nous savions tous que ce garçon, au détriment brillant et très sympathique, était d’ores et déjà promis à une carrière de premier plan du fait de ses appuis. Je l’avais, un soir, entendu dire quelques chose comme « il faudra bien passer par l’élection, » comme s’ils s’agissait d’une sorte de formalité ou d’épreuve obligée dans le déroulement de sa carrière personnelle. Et, de fait, il fut quelques années plus tard élu député dans une circonscription de province, où il avait été parachuté par les instances nationales du parti pour prendre la place d’un vieux dirigeant ouvrier blanchi (ou plutôt rosi) sous le harnais.
Mais c’est vrai aussi que notre homme était un militant actif et dévoué. Sa vie se déroulait à l’époque – du moins pour ce que j’en connaissais – entre trois lieux principaux : son charmant loft installé dans une des rues les plus « chic » du 5ème arrondissement ; les locaux du PS rue de Solférino ; et son bureau du CGP, où il faisait tout de même quelques apparitions. Tout cela à « walking distance » hein !! Encore un qui ne devait pas trop connaître les bousculades des heures de pointe !!!
Même à l’époque, où on ne parlait pas trop des scandales d’emplois fictifs, et où ce genre de sinécures bénéficiait d’une sorte d’indulgence, nous trouvions un peu raide, y compris parmi mes collègues ayant une sensibilité « de gauche » (c’est-à-dire la majorité du CGP), cette manière de financer sur les deniers public ce début de carrière. Personnellement, ce qui me choquait le plus dans cette situation, ce n’était pas tellement l’emploi quasi-fictif lui-même (au fond, son bénéficiaire s’occupait du pays à sa manière) que le système de subtilisation occulte du pouvoir politique qu’il impliquait. Parce que, pendant que notre homme préparait (en travaillant d’ailleurs beaucoup pour cela) sa carrière politique aux frais du contribuable, les militants ordinaires, eux, était confrontés à de vraies contraintes d’emploi du temps et ne pouvaient tout simplement pas s’impliquer autant que lui dans l’animation des réseaux nécessaires à la conquête du pouvoir. Les dés étaient donc pipés au départ…
Je me souviens comme si c’était hier d’une scène qui n’a d’ailleurs rien d’illégal ni même d’immoral, mais symbolise bien la situation que j’évoque ici. C’était un beau jour de printemps, le matin ou l’après-midi, je ne me souviens plus, mais en tout cas aux heures de bureau. Je marchais sur le boulevard Saint-Germain. Tout d’un coup, je vois notre homme confortablement installé, sans doute avec quelques autres jeunes dignitaires du PS, à la terrasse du café à l’angle de la rue de Solférino et du boulevard. Muni de belles lunettes de soleil noires, ses chaussures anglaises bien cirées, revêtu d’une très élégante chemise blanche repassée de frais, mais sans cravate (quand on est de gauche, on est cool, c’est bien connu), il semblait vraiment respirer le bonheur de vivre au soleil et l’intense satisfaction d’être ce qu’il était là où il était. Plus belle la vie !!! Rien de répréhensible dans tout cela, bien sûr, dans je vous jure que cette image de bien-être absolu et sans état d’âme, au cœur de l’un des quartiers les plus chics de Paris, par quelqu’un qui par ailleurs prétendait incarner les aspirations des masses laborieuses et défendre les populations déshéritées, m’a vraiment fait sourire sur le moment. Vraiment, si c’était ça les dirigeants du prolétariat en lutte, les bourgeois n’avaient pas trop de bile à se faire : le grand soir n‘était pas pour demain !!!
Notre héros révolutionnaire n’était cependant pas dogmatique. Il avait même des amis dans l’autre camp. Il était par exemple assez copain avec l’un des membres du cabinet du secrétaire d’Etat au Plan de l’époque. Cet autre jeune homme également prometteur était, certes, membre d’un parti du centre droit, mais entre énarques, on sait quand même faire preuve de largeur d’esprit et surtout distinguer l’essentiel de l’accessoire. Donc, j’avais vu nos deux hommes échanger souvent des propos courtois, à l’occasion notamment de leurs conciliabules amicaux dans tel ou tel café de la rue Saint Dominique. Tout le monde a le droit d’avoir des amis du bord politique opposé, non ??….
… Sauf qu’un soir, alors que le matin même je les avais vu de mes yeux discuter amicalement autour d’un verre, je les ai entendu débattre méchamment de je ne sais plus quelles question politique au cours d’un débat organisé par une grande radio périphérique, où ils étaient présentés chacun comme la nouvelle génération de leurs partis respectifs !!! Cette petite comédie m’a profondément révulsé. Ce n’était pas de la politique, c’était du théâtre !! Ils n’étaient pas en train d’essayer de régler les problèmes du pays ; ils se partageaient les rôles et se donnaient la réplique dans une comédie écrite d’avance et visant à conserver le monopole du pouvoir à une oligarchie dont ils faisaient tous les deux partie – tout en se faisant mutuellement la courte échelle pour asseoir leur légitimité auprès de leurs clientèles électorales respectives.
Chaque année à Sienne, se déroule une grande fête appelée « Palio ». Elle est clôturée par une grande course de chevaux sur la place centrale de la ville, où s’opposent des équipes représentant ses différents quartiers, les contradas, dont chacun porte une bannière de couleur différente : rose, rouge, bleu clair, bleu marine… Eh bien, en écoutant ce débat sur RTL, j’ai eu soudain le sentiment qu’une certains vie politique française, celle organisée pour leur plus grand bénéfice par le gang unique des dirigeants des partis de centre-gauche et de centre-droit (qui mettent en scène leur affrontement fictif pour donner aux gens l’impression qu’ils sont en démocratie alors que ce n’est pas vraiment le cas) n’avait pas plus de substance que le Palio de Sienne. Que ce soit la Bande rose ou la Bande bleue qui gagne, c’est toujours le même carnaval, et demain il faudra retourner bosser pour gagner l’argent des impôts qui financeront le début de carrière des jeunes Rastignarques lancés à la conquête du pouvoir politique !!!
Je n’ai rien, personnellement, contre cet homme qui, par la suite a fait une carrière politique météoritique, occupant des postes de responsabilité de premier plan dans les gouvernements socialistes des 20 dernières années. Je ne suis pas jaloux de son succès et je ne veux ni le diffamer, ni lui nuire, je le trouve même sympathique et très talentueux. Comme il avait cité mes propres articles dans ses livres de jeunesse, je trouve même qu’il a d’immenses qualités intellectuelles. Je suis par contre profondément révulsé par le mode de production des élites politiques, complètement coupé du véritable militantisme et même de la réalité sociale, qu’il incarne.
Peut-être comprenez-vous mieux maintenant pourquoi…
…J’ai la rage contre ces dirigeants hypocrites de la gauche de gouvernement, qui prétendent défendre de peuple mais ont en fait investi dans les idées de gauche exactement comme des spéculateurs espérant trouver là un placement rentable !!!…
… et pourquoi aussi j’ai décidé un jour d’abandonner l’économie politique pour consacrer mes loisirs à filmer de jolies danseuses de Tango ou de Salsa…
… mais peut-être qu’au fond je ne suis qu’un vieil aigri ???