En ce temps-là, je n’étais pas le vieux « has been » d’aujourd’hui, retranché dans la rédaction d’articles illisibles sur l’histoire de la Salsa. En 1992, j’étais même un jeune économiste (presque) prometteur. En tout cas, c’est ce que semblait penser le « German Marshall fund of the United States », un organisme financé par le gouvernement allemand pour promouvoir une meilleure connaissance mutuelle entre les pays européens et les Etats-Unis.
Cette fondation m’avait en effet accordé une superbe bourse, sous la forme d’un voyage d’études de 2 mois aux Etats-Unis, en compagnie d’une douzaine d’autres « young opinion leaders » européens : un groupe composé de jeunes journalistes et hommes politiques venus de tous les pays d’Europe, y compris – fait nouveau pour l’époque – des pays d’Europe de l’est récemment libérés de la dictature communiste.
Pendant presque deux mois, entre fin avril et début juin 1992, ce groupe allait sillonner en tous sens les Etats-Unis pour découvrir les multiples facettes de ce pays, du palais de justice du Bronx aux grandes plaines du Dakota et des bureaux du Capitole aux bucherons des montagnes de l’Oregon. A chaque étape, un programme de grande qualité nous permettait d’alterner des visites sur le terrain et des entretiens avec des spécialistes de haut niveau sur tous les aspects de la société américaine. Bien que préparé avec minutie, il nous réserva également quelques surprises de taille, comme lorsque nous arrivâmes à Los Angeles, début mai 1992, quelque jours seulement après la fin des émeutes qui avaient suivi le « Rodney King Beating ».
Ce voyage fut pour moi une magnifique source de découverte et de réflexion sur les différents aspects de cet immense pays, si complexe et divers, que sont les Etats-Unis, et dont je vous ferai part un autre jour. Mais il fut également l’occasion de quelque anecdotes cocasses, comme celle que je vais vous raconter maintenant.
Notre allocation de voyage nous permettait, à chaque étape, de payer une chambre d’hôtel en « single » ; mais nous étions également autorisés, si nous le souhaitions, à partager avec un autre membre du groupe une chambre d’hôtel en « double », ce qui permettait de réduire sensiblement les frais d’hôtel au profit de nos dépenses courantes.
Arrivé à Boston, je me mettais donc d’accord avec un compagnon de voyage hongrois pour partager la même chambre d’hôtel.
Jeune membre fondateur d’un tout nouveau parti, ce garçon dont je tairai le nom allait rapidement devenir d’un des hommes politiques les plus en vue de son pays, accédant même (vers 1994 je crois) au poste de ministre des affaires étrangères.
Mais, pour l’instant, ce n’était qu’un jeune hongrois fauché comme tous ceux de sa génération, deux ou trois ans après la chute du mur qui avait laissé le pays ruiné comme tous ses voisins. Il était donc très content de pouvoir économiser quelques dizaines de dollars en partageant la même chambre que moi.
Nous nous installâmes donc dans une chambre double, où nous découvrîmes, un peu gênés, qu’il n’y avait qu’un seul lit, certes très large, mais qui nous obligeait tout de même à dormir côte à côte. Nous nous glissâmes donc sous les mêmes draps, après avoir revêtu nos pyjamas respectifs.
Une heure après, le téléphone sonna.
C’était ma mère.
Il faut vous dire que ma chère maman, disparue, depuis maintenant deux ans, et dont j’étais l’unique rejeton, était un personnage un peu particulier. Elle était en effet à la fois profondément convaincue d’avoir engendré un génie, et passa d’ailleurs les vingt premières années qui suivirent ma naissance à guetter, sans succès, les signes annonciateurs de mes dons exceptionnels. Mais c’était aussi une personne très angoissée, dotée d’une imagination particulièrement fertile pour envisager les scénarios les plus tragiques me concernant, d’autant qu’elle était convaincue que ma profonde immaturité ne pouvait conduire, en l’absence de sa vigilance permanente, qu’à d’affreux désastres.
Elle n’avait donc laissé partir qu’à regrets son petit garçon (j’avais, certes, alors à peine 35 ans), en me submergeant de recommandations : ne pas m’aventurer dans les quartiers mal famés, ne pas sortir la nuit (et d’une façon générale toujours en groupe), éviter de suivre des inconnus, ne surtout pas dire que j’étais juif (là, je viens de lui désobéir), bien me couvrir en cas de pluie, ne pas prendre de drogue, souscrire une assurance de rapatriement sanitaire, cacher mon argent dans une ceinture ventrale qu’elle avait spécialement acheté à cet effet, toujours lui laisser des coordonnées où elle pourrait me joindre, etc. Elle n’avait pas osé me donner d’autres recommandations plus intimes concernant ma sexualité, mais je sentais bien que cela lui brûlait les lèvres. Une maladie est si vite attrapée, et le Sida avait commencé depuis quelques années à faire ses terribles ravages…
Et voila, qu’elle appelle, ce soir-là dans ma (je veux dire dans notre) chambre d’hôtel. Mon compagnon de lit lui répondit alors, avec une magnifique voix de basse : « XX XXX XX, speaking ! ». Elle demande à me parler, et le dialogue suivant, dont je me souviendrai toujours, avec une tendresse agacée, s’engage.
– Elle : Fabrice, c’est toi ?
– Moi (voix un peu ensommeillée) : Oui, maman.
– Elle (voix inquiète) Mais qui est le monsieur à qui j’ai parlé ?
– Moi (voix un peu gênée) : C’est le garçon qui est dans ma chambre d’hôtel.
– Elle (voix angoissée) : Mais Fabrice, quelle heure est-il, à Boston ?
– Moi (voix agacée) : une heure et demie du matin, maman.
– Elle (voix très angoissée) : Mais qu’est-ce que vous faites, à cette heure là, dans la même chambre ?
– Moi (voix très agacée) : Eh bien, nous dormons ensemble, voila !
– Elle (voix à la limite de la panique) : Mais tu es avec un autre garçon, à une heure et demie du matin, dans le même lit ?
– Moi (voix extrêmement agacée, avec un petit soupçon de sadisme) Oui, et alors ? Maintenant, laisse-nous dormir s’il te plaît.
Et je raccrochai sans lui laisser le temps de répondre, en prenant soin de débrancher le téléphone. Bien m’en prit, car le lendemain matin, je constatai qu’elle avait essayé de me rappeler environ une vingtaine de fois durant la nuit.
Aujourd’hui qu’elle n’est plus là, je m’en veux un peu de l’avoir laissé passer ainsi une journée entière d’angoisse. Mais bon, elle aussi n’avait qu’à me lâcher un peu les baskets !! Et puis, l’honneur d’un homme politique hongrois était en jeu !!!
Voila l’histoire de ma nuit agitée avec un (futur) ministre hongrois.