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Quel paradoxe ! Les danseurs européens de Salsa sont tous attirés par un « ailleurs » latino teinté de fantasmes exotiques. Dans leur imaginaire, c’est à la Havane ou à Porto-Rico que se trouvent les épicentres de ces rythmes tropicaux, dont seuls quelques échos affaiblis parviendraient jusqu’aux villes du Vieux Continent. Mais savent-ils, quand on examine froidement les chiffres, que c’est aujourd’hui, de très loin, en Europe, que se trouvent le plus grand nombre d’écoles, de lieux de danse nocturne, ou encore de grands festivals internationaux de Salsa ? Savent-ils que c’est vers Paris, Londres, ou Madrid, que viennent le plus massivement converger, via l’immigration d’artistes en provenance de tous les pays du Nouveau monde, les formes stylistiques les plus diverses, permettant aux publics de ces villes de pratiquer, à leur guise, tous les types de danse latines, alors que l’offre n’atteint pas, de très loin, le même degré de variété dans les villes sud-américains elles-mêmes ?
Quant à la musique vivante, même si l’Europe ne jouit pas en la matière de la même influence que Cuba, la Colombie ou de New-York, on trouve tout de même dans les villes du Vieux continent un grand nombre d’orchestres de grande qualité, depuis Salsa Celtica d’Edimbourg jusqu’à la Maxima 1979 de Milan, en passant par Trombon=ranga de Barcelone. Bref, si la créativité musicale Salsera et les secrets ultimes de sa maîtrise corporelle restent l’apanage du nouveau monde, c’est par contre l’Europe qui constitue aujourd’hui le plus grand marché des danses afro-latine et la région du monde où elles sont pratiquées à l’échelle la plus large (photo ci-dessus : soirée Salsa au Balajo à Paris).
Mais cette Salsa européenne possède des traits bien différents de celle pratiquée dans les pays d’Amérique latine : conçue essentiellement comme un loisir de masse destiné à la classe moyenne, elle a un peu perdu dans le Vieux continent – à l’exception de villes, comme Londres ou Madrid, où existent de forte communauté latinos immigrées – sa dimension de pratique populaire spontanée et festive. Et, même si un intérêt croissant s’affirme aujourd’hui dans le Vieux continent pour les folklores populaires – Afro-cubain, Rumba – dont est plus ou moins directement issue la Salsa, celle-ci ne s’est pas autant affirmée en Europe que dans certaines villes d’Amérique du sud comme une pratique de différenciation culturelle prisée des milieux intellectuels progressistes ou de la jeunesse underground (photo ci-contre : un night-club latino « mainstream » à Madrid).
A la notable exception de l’Espagne, l’Europe n’a pas été très exposée historiquement à l’influence des musiques populaires latino-américaines. Certes, un intérêt commence se manifester pour celles-ci à partir de l’entre-deux-guerre, avec la venue en Europe d’un certain nombre d’artistes du Nouveau monde, comme le chanteur cubain Antonio Machin (photo ci-contre). Mais cette dynamique naissante est cependant brisée par la seconde guerre mondiale, puis par la domination des rythmes nord-américains dans l’après-guerre : Jazz et Be-bop, puis Rock, Pop, enfin Disco.
Les musiques latines ne commencent à sortir à nouveau de leur marginalité qu’à partir des années 1970, lorsque la jeunesse progressiste d’Europe se tourne vers les paroles de la canción protesta portées par les réfugiés politiques latinos chassés par les dictatures militaires (photo ci-contre : le groupe chilien Los Quilapayun). Au cours de la décennie suivante, un premier greffon musical salsero se produit sur ce noyau originel, dont il contribue à élargir les contours en suscitant l’intérêt d’un public mélomane moins politisé. Ensuite, c’est dans les années 1990 l’explosion de la mode de la danse, drainant vers les boites de nuit latino un important milieu autochtone « mainstream » attiré par l’exotisme et la sensualité supposées de la Salsa, tandis que les immigrés latinos de Londres et Madrid développent leur propres réseaux de salsa festive et populaire.
Enfin, l’univers salsero européen se consolide aux cours des années 2000 à travers trois phénomènes distincts :
1) L »apparition d’un mini-industrie salsera des loisirs, avec ses festivals, ses écoles de danse, ses lieux nocturnes, ses voyages organisés ;
2) l’enrichissement de l’offre de musique de variétés latinos à travers d’intégration de nouveaux rythmes comme la Bachata ou la Kizomba, qui après être apparues comme des concurrentes de la Salsa, doivent plutôt être considérées aujourd’hui comme complémentaire de celle-ci pour assurer la captation de publics plus larges ;
3) enfin, le renforcement de l’offre musicale européenne avec l’apparition de nombreux orchestres dont certains de grande qualité (photo ci-contre :La Mecanica Loca en concert), mais qui cependant peinent parfois à conquérir l’intérêt du public des danseurs.
Aujourd’hui, l’univers de la Salsa européenne est caractérisé par les éléments suivants :
– Une pratique intense et omniprésente, depuis les dizaines de lieux et d’écoles de danse que l’on peut recenser dans chacune des plus grandesmétropoles, jusqu’aux deux ou trois soirées hebdomadaires organisées dans les villes moyennes (photo ci-contre : soirée au Bar Rumba De Londres). Aujourd’hui, une bonne dizaine de métropoles européennes peuvent offrir à ceux de leurs habitants qui le souhaitent une immersion complète et de qualité dans l’univers latino, avec écoles spécialisées, professeurs de stature internationales, vie culturelle riche, grands festivals et événements quotidiens (soirées dansantes, concerts, stages, etc.)
– Un grand nombre de festivals ouvrant la voie à la pratique d’une sociabilité salsera en réseau à l’échelle du pays, voire du continent : les aficlonados se déplaçant pour se rencontrer d’un lieu à l’autre, soit à l’occasion d’événements annuels majeurs drainant des amateurs venue de toute l’Europe, soit de manière plus locale, lorsque les salseros des villes moyennes se déplacent le temps d’un week-end voire d’une soirée pour profiter des opportunités offertes par la capitale régionale (photo ci-contre : festival Tiempo Latino de Vic Fezensac).
– Une communauté divisée en groupes aux motivations et aux pratiques assez diverses : mélomanes et interprètes surtout attirés par la musique, immigrés d’origine latino aimant retrouver dans les soirées salseras l’atmosphère de fête chaleureuse de leur barrio d’origine, noctambules aimant de temps à autres boire une verre dans l’ambiance latino d’un bar cubain, esprits curieux désirant découvrir la riche culture populaire caribéenne, passionnés de ballroom dancing et de danse sportive…. Sans oublier bien sur le groupe le plus nombreux : celui des simples danseurs amateurs de Salsa cubaine ou portoricaine, venus en majorité de la classe moyenne, fréquentant plus ou moins assidument écoles et lieux de danses nocturnes spécialisés (photo ci- contre : soirée à El Son de Madrid) ; un milieu lui-même divisés en plusieurs sous groupes, selon l’intensité de la pratique (danseurs occasionnels ou pratiquants acharnés..), le style privilégié (cubaine, portoricaine… ).
Notons enfin une tendance à l’élargissement de la pratique salsera vers ce que j’appellerai un « univers des loisirs méta-latino » par ajout progressif de nouveaux styles de danse et de musique comme la Bachata ou la Kizomba, permettant de drainer un public élargi.
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