Fiction dramatique de Josef Von Sternberg, musique de Friedrich Hollaender (paroles de Robert Liebmann), avec Emil Jannings, Marlène Dietrich, Allemagne, 1930, 100 minutes.
Allemagne, année 1920. Dans une petite ville de province, un professeur de lycée célibataire entre deux âges, Immanuel Rath (Emil Jannings), figé dans les petits ridicules d’une vie routinière, fait trembler ses élèves sous la férule de son conservatisme autoritaire. Soupçonnant ceux-ci de fréquenter un cabaret mal famé, l’Ange Bleu, il s’y rend pour les surprendre. Il y rencontre une chanteuse sulfureuse, Lola Lola (Marlène Dietrich), dont il tombe éperdument amoureux. C’est pour lui le début d’une descente aux enfers…
La puissance tragique de cette œuvre est nourrie par la confrontation de deux personnages complexes et fragiles, que tout oppose en apparence mais justement attirés de ce fait l’un vers l’autre par leurs rêves croisés : Immanuel est un vieux garçon bedonnant à la vie digne mais sans attraits, qui découvre la sensualité et l’amour dans les bras de Lola Lola; Quant à celle-ci, artiste réduite par les nécessités de la vie au rang d’allumeuse de beuglant, elle est apparemment séduite par l’idée d’un mariage honorable avec un homme installé.
Chacun de ces deux personnages révèle d’ailleurs par ses comportements une valeur morale très supérieure à sa condition apparente : Immanuel, parce qu’il a le courage de surmonter les préjugés étroits de son milieu provincial pour épouser la femme qu’il aime ; et Lola Lola, qui loin d’agir en femme fatale et intéressée, se révèle, jusqu’au terrible dénouement dont elle est la cause, une épouse relativement tendre et dévouée.
Mais cet amour mal assorti se détruira lui-même : en rompant avec son milieu d’origine, Immanuel sombre dans une déchéance et une marginalité qui annihile la source même de l’amour que lui porte Lola Lola et l’éloigne de lui, achevant ainsi de l’anéantir.
Par un intéressant effet de miroir entre fiction et réalité, la réalisation de ce chef d’œuvre marqua également le croisement des deux destinées, descendante et ascendante, de ses principaux interprètes. Le grand et vieillissant Emil Jannings y tient en effet l’un de ses derniers grands rôles cinématographiques. Alors que le film était initialement construit autour de son personnage, il s’y fera voler la vedette par la jeune Marlène Dietrich, actrice encore presque inconnue, qui touchera pour le tournage un cachet 40 fois inférieur au sien, mais à laquelle le succès du film ouvrira les portes d’une fabuleuse carrière. Les témoins du tournage racontent d’ailleurs qu’Emil Jannings conçut de ce fait un violent ressentiment contre Marlène Dietrich, au point qu’il aurait réellement failli l’étrangler lors de la scène où Immanuel, fou de jalousie, agresse violement Lola Lola.
Loin d’être réduits à des stéréotypes caricaturaux, les personnages secondaires présentent également une complexité qui enrichit la profondeur humaine de l’oeuvre : l’élève Angst (Rolf Muller) est un adolescent inhibé mais dévoré d’une secrète passion pour Lola Lola. Kiepert, le directeur de cabaret (Kurt Gerron), est à la fois un patron brutal et le Pater Familias de la troupe, capable de gestes d’affection envers ses artistes. Sa femme Guste (Rosa Valetti), est une artiste vieillie et amère, rongée par la nostalgie de sa vie manquée. Quant au clown de la troupe (Reinholt Bernt), sa résignation silencieuse et ses regards d’effroi semblent annoncer la destinée tragique du professeur Rath, qui, pour son malheur, lui succèdera bientôt dans ce rôle.
Premier film parlant allemand, L’Ange bleu parvient, comme quelque autres chefs d’œuvre de la même époque (à commencer par The Jazz Singer) à concilier la force expressive du muet avec les nouvelles potentialités nées de l’introduction du son. C’est ainsi que les mimiques et les attitudes d’Emil Jammings, typiques du cinéma muet, restituent avec une puissance extraordinaire les sentiments contradictoires qui l’habitent. tandis que la magie du parlant permet d’entendre pour la première fois la voix rauque et sensuelle de Marlène au cinéma. Quant au traitement du noir et blanc par Von Sternberg, il crée une splendide palette lumineuse permettant de saisir d’emblée l’essentiel dune situation : l’univers glauque et ténébreux du cabaret nocturne contraste ainsi avec la grisaille quotidienne du lycée.
Quoique n’étant pas véritablement un film musical (la danse notamment y étant quasi-absente à part quelques très courtes scènes de cabaret), l‘Ange Bleu a été immortalisé par les quelques chansons célèbres interprétés par Marlène Dietrich : le provoquant et sensuel Ich Bin von kopf Bis fus sauf Liebe Eingestellt (Je suis faite pour l’amour), l’étraînant Ich bin die Fesche Lola (Je suis la chouette Lola), le tendre Kinder, heut’ abend, da such’ ich mir was aus (Juste un homme à moi), le pétillant Nimm Dich in Acht vor blonden Frau’n (Attention à ces charmantes blondes !).
Ses attitudes provoquantes et sensuelles, ses dénudés très osés pour l’époque, la mise en scène lourdement suggestive des chansons donnant à la scène du cabaret l’allure malsaine d’un salon de maison close, ont installé l’image de femme fatale associée par la suite à Marlène Dietrich et durablement influencé l’esthétique des films ultérieures de cabaret (Cabaret, Chicago, Lola,…).
Pour en savoir davantage sur le film, consulter la fiche Wikipedia. Pour visionner la bande-annonce, cliquez sur : Trailer.
Fabrice Hatem