Emilio Maillé, Mexique, France, Espagne, 2012, documentaire, 90 minutes
Dans mon esprit, le talent du réalisateur Luis Buñuel a toujours été incarné par une scène de son chef d’œuvre Los Olvidados, où l’on voitun jeune garçon, mal aimé par sa mère, rèver que celle-ci lui apporte un grand morceau de viande rouge en lui souriant. Mais pour réaliser ces images bouleversantes, il ne suffisait pas à Buñuel d’être un grand metteur en scène. Il fallait aussi qu’il soit secondé par un maître de la prise de vues.
Ce génie, c’était le grand chef-opérateur mexicain Gabriel Figueroa, qui joua un rôle majeur dans l’éclosion esthétique du cinéma de son pays au milieu du XXème siècle : un mélange d’expressionnisme vigoureux et de réalisme fantastique, parfois mis au service de réalisateurs de second ordre, mais qui aussi aidé les plus talentueux d’entre eux à hisser leurs films au niveau du chef-œuvre. Au cours de sa longue carrière, entre 1932 et 1986, il participa à une centaine de films, aux côtés notamment d’Emilio Fernandez et de Luis Buñuel. Sa grande renommée internationale l’amena également à collaborer avec de grands metteurs en scène étrangers comme Sergueï Eisenstein, John Ford et John Huston. Le documentaire d’Emilio Maliié, Miradas multiples, constitue un hommage très réussi à ce maître de l’image en noir et blanc.
A travers de nombreux entretiens avec de grands chef-opérateurs du monde entier, admirateurs de Figeroa, le documentaire parvient à détailler les différentes composantes de son art : une utilisation magistrale du noir et blanc mettant en valeur la lumière pure, où les dégradés de gris et les saturations de blancs et de noirs donnent à l’image autant sinon plus de richesse que ne le ferait la couleur ; des paysages aux perspectives infinies, où les personnages semblent parfois écrasés entre des ciels immenses et une terre sans limite ; des gros plans d’une bouleversants acuité sur les visages transmettant toute la violence des drames intérieurs ; d’hallucinants travelling sur des mouvements de foules agitées par les tempêtes des passions collectives ; l’utilisation fréquente de l’onirisme et du réalisme fantastique pour pénétrer dans l’âme de personnages guettés par le désespoir et la folie ; de longs plans séquences sur des silhouettes courbées et solitaires, faisant puissament ressentir le poids d’un destin fatal…
En sortant de la salle de projection, on a immédiatement envie de se précipiter dans une cinémathèque ou sur Youtube pour régarder TOUS les films auquel Figueroa a apporté sa participation : signe de l’immense génie du maître, mais également de la qualité du documentaire d’Emilio Maillé. Au delà de l’oeuvre de Figeroa, celui-ci nous invite également à une réflexion plus large sur les différents aspects du 7ème art et le rôle qu’y joue la prise de vues. Parmi les sujets les plus passionnants : la très grande diversité des modes de collaboration possibles entre le metteur en scène et son chef-opérateur et les conditions d’une alchimie réussie entre eux ; l’esthétique particulière liée à l’image en noir et blanc, qui permet un traitement plus fin de la lumière, par rapport à la couleur aujourd’hui surabondamment utilisée au détriment parfois d’une certaine subtilité de regard ; l’impact ambigu de l’irruption de la vidéo et d’Internet, qui fragilise le statut des professionnels de la prise de vues et dégrade les niveaux d’exigence en banalisant la production et la diffusion d’images…
Fabrice Hatem
Vu au 15ème festival Filmar en America Latina, novembre 2013, Genève