Une magistrale description de l’échec de l’utopie communiste
Ce roman à trois voix de l’écrivain cubain Léonardo Padura est à la fois une leçon d’histoire sur la grande utopie communiste du XXème siècle et une plongée dans la psychologie de trois personnages confrontés, d’une manière ou d’une autre, à sa malfaisance et à son échec : le révolutionnaire Léon Trotsky, son assassin Ramon Mercader, et Ivan, un écrivain cubain à la dérive.
Ramon Mercader, en poste à l’ambassade soviétique de Cuba, se lie d’amitié avec Ivan, rencontré par hasard sur une plage de la Havane, et lui conte l’histoire de sa vie. A partir de cette fiction romanesque, le livre juxtapose trois récits simultanés, sous la forme d’une quarantaine de courts chapitres empilés comme les couches d’un mille-feuille : celle des 12 dernières années de Trotsky, depuis son expulsion d’URSS en 1929 jusqu’à son assassinat au Mexique en 1940 ; celle de Ramon Mercader, combattant communiste de la guerre civile espagnole, recruté par les services secrets soviétiques pour liquider les opposants trotskyste ; et celle d’Ivan, ex-jeune écrivain prometteur, devenu vétérinaire clandestin pour pouvoir gagner les quelques pesos lui permettant de survivre dans un Cuba asphyxié par les pénuries.
Deux choses rapprochent ces trois personnages apparemment si dissemblables : d’une part, leur amour pour les chiens – d’où le titre du livre, dont on comprend finalement qu’il pourrait désigner n’importe lequel d’entre eux, comme s’ils n’étaient au fond que trois avatars de la même tragédie ; et, d’autre part, le fait que leurs vies ont été brisées, de trois manières distinctes, par l’échec de l’utopie communiste : dérive totalitaire des espoirs de la révolution bolchévique pour Léon Trotsky ; violence et cynisme de l’appareil de répression stalinien pour Ramon Mercader ; vie gâchée par le mensonge, la peur et la abaissement moral pour Ivan.
Les chapitres consacrés aux dernières années de Léon Trotsky brillent à la fois par la qualité de leur documentation historique et par la manière saisissante dont l’auteur parvient à nous faire pénétrer dans l’intimité psychologique de l’exilé. Celui-ci est réduit à une solitude et une réclusion de plus en plus désespérées à mesure que se referme sur lui l’étau de la haine mortelle de Staline, qui assassine l’un après l’autre tous ses vieux camarades de combat et tous les membres de sa famille. Mais, au delà de cette poignante tragédie individuelle, le texte pose l’une des questions politiques fondamentales du XXème siècle : la dictature stalinienne doit-elle être considérée comme une perversion accidentelle de l’utopie communiste ou n’en fut-elle que l’aboutissement prévisible ? A travers une reconstitution magistrale de la pensée et surtout des doutes de Trotsky sur ses propres actions, Padura laisse transparaître sans ambiguïtés sa propre conviction : oui, c’est l’idéologie marxiste et sa mise en pratique bolchévique – dans laquelle Trotsky lui-même porte un bonne part de responsabilité criminelle – qui sont intrinsèquement perverses, portant logiquement en germe la terreur stalinienne, puis la stagnation brejnévienne, enfin la misère cubaine d’aujourd’hui.
Avec le personnage du communiste espagnol Ramon Mercader, nous analysons le processus par lequel une aspiration idéaliste au progrès et à la justice est dévoyée au service de dessein politiques criminels, tout en parcourant les épisodes d’un palpitant et sinistre roman d’espionnage : reconstitution de l’atmosphère cauchemardesque de la guerre d’Espagne et de la haine fratricide qui oppose les différentes composantes du camp républicain ; analyse glaçante du processus de dépersonnalisation par lequel on fait abandonner à Ramon son identité véritable pour rentrer dans la peau d’un personnage inventé de toutes pièces par les services secrets soviétiques et aussi dans celle d’un tueur fanatique ; description des ruses patientes et diaboliques mises en oeuvre pour approcher la victime désignée, depuis le chatoyant Montparnasse des années 1930 jusqu’à la maison fortifiée de Mexico d’où Trotsky continue à défier Staline ; climat de suspense lié à l’attente interminable du dénouement sanglant… Mais là encore, c’est une morale politique qui se profile derrière la tragédie individuelle : après une vie gâchée par 20 années de prison et l’expérience décevante du communisme réel, Ramon prendra conscience, dans les derniers jours de sa vie, de la criminelle tromperie dont il a été la victime consentante, et se livrera à une confession-délivrance auprès d’un cubain de rencontre.
Ivan – c’est le nom de ce dernier, n’est plus, au moment au il rencontre par hasard Ramon Mercader sur une plage de la Havane, que l’ombre du jeune écrivain prometteur qu’il était 15 ans plus tôt. Un naufrage du à la fois au sentiment de désespoir et d’impuissance auquel l’a réduit le climat intellectuel et moral étouffant de son pays, et à la situation économique désastreuse d’un Cuba détruit par la pratique du communisme réel. Après le prophète désespéré et le militant manipulé, Padura complète ainsi son triptyque du communisme destructeur par une troisième figure, celle de l’artiste dont la créativité est anéantie par une société oppressive. Comme le dit l’auteur : « Le rôle d’Ivan, c’est de représenter la masse, la foule condamnée à l’anonymat, et son personnage fonctionne aussi comme métaphore d’une génération et comme le résultat prosaïque d’une défaite historique. » Mais, quoique désespéré, Ivan ne se suicidera pas comme ou aurait pu s’y attendre. Il sera finalement tué… par l’effondrement du toit de sa maison, rongé par l’humidité et ébranlé par les intempéries…. Tous les cubains comprendront le premier et le second degré de cette chute.
Il faut absolument lire ce livre passionnant et instructif. Un ouvrage à recommander particulièrement à ceux des amoureux de Cuba qui croient encore à la sornette, aux forts relents de propagande stalinienne, selon laquelle les difficultés économiques actuelles de l’île seraient dues à l’embargo américain, alors qu’elles ne sont que la conséquence directe et fatale de l’échec de l’utopie totalitaire marxiste.
Fabrice Hatem
Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens, Traduit de l’espagnol par René Solis et Elena Zayas, Editions Métaillé, 671 pages, 2011