Docu-fiction de Edgardo Cozarinsky, France, Argentine, 2002, 26 minutes
Programmé sur la chaîne française Arte en mars 2002, ce docu-fiction présente le travail de la troupe de danse argentine Tangokinesis dirigée par Ana Maria Stekelmann, sous la forme d’une mini-chorégraphie scénarisée pour la télévision : à l’issue d’une répétition de danse classique, une danseuse se met à rêver de tango. La troupe danse alors non seulement dans la salle de répétition elle-même, mais également dans des lieux mythiques de Buenos-Aires : La Bocca, Riachuello, etc.
Je n’ai aucun a priori contre le projet d’enrichir l’esthétique du tango traditionnel par une fusion avec la danse contemporaine, intégrant mime et expression corporelle, sauts et portés, déboulés roulés-boulés, jeux sur l’espace ou sur des éléments de décor. Je n’ai de même aucune objection à l’idée de rompre ou d’élargir la convention de l’abrazo homme-femme de multiples façons : solo, trios, ballets, danse entre partenaires du même sexe, interruption de l’étreinte par séparation des corps, etc.
Le spectacle Tango Métropolis de Pilar Alvarez et Claudio Hoffmann ou la chorégraphie Tango Loco de Maximiliano Guerra, pour n’en citer que deux, montrent d’ailleurs qu’il est tout à fait possible d’opérer entre danse contemporaine et tango une synthèse qui respecte l’âme de celui-ci : l’expression du désir entre les partenaires, la suavité érotique du mouvement, la référence à l’espace du bal, etc.
J’ai également un grand respect pour Ana Maria Stekelmann, qui a joué un rôle fondamental depuis les années 1980 dans la renaissance du tango de scène et la modernisation de son esthétique. Certains des danseurs de tango les plus emblématiques d’aujourd’hui, comme Milena Plebs et Miguel Angel Zotto, se sont d’ailleurs formés auprès de cette grande artiste. J’ai néanmoins été régulièrement déçu par les quelques chorégraphies d’elle que j’ai pu regarder, qu’elles soient interprétées par Julio Bocca ou, comme dans le présent documentaire, par le groupe Tankokinesis.
Malgré ses immenses qualités – préparation physique exceptionnelle des danseurs, maîtrise de plusieurs registres expressifs, créativité chorégraphique- il manque en effet trop souvent à Tangokinesis cette lenteur sensuelle dans la caresse, cette intensité du désir dans deux corps tendus l’un contre l’autre, cette félinité langoureuse de la marche, ce jeu entre la terre le ciel, ou tout simplement cette beauté de l’abrazo qui font la qualité des spectacles de Pilar Alvarez et Claudio Hoffmann.
Au lieu de cela, les artistes de Tangokesis nous proposent des mouvements souvent un peu trop secs, trop rapides, trop appris, trop aériens aussi. Empêtrés dans des chorégraphies très complexes, les danseurs, trop occupés à « réciter » un texte difficile, oublient que l’essentiel du tango réside dans l’expression d’un désir mutuel et d’une relation intime avec le partenaire. Je soupçonne par ailleurs – mais cela n’est qu’une hypothèse – certains danseurs de Tangokinesis d’avoir insuffisamment fréquenté les milongas portègnes pour s’imprégner de l’esprit de la danse populaire. D’où cette impression de « hors sol », d’arbitraire esthétique et d’artificialité, que donne parfois le travail de Ana Maria Stekelmann.
Fabrice Hatem